Steve Jobs en 1994, par Arnauld de La Grandière

Trouvé sur MacGeneration.com (http://www.macgeneration.com/)

Jeff Goodell ressort de derrière les fagots une interview qu’il a obtenue de Steve Jobs en 1994. Il est assez intéressant de voir le regard que portait Steve Jobs, alors à la tête de NeXT, sur le monde informatique.

Steve Jobs fait montre de sa légendaire impatience : à ceux qui pensent que le monde des nouvelles technologies va trop vite, il répond au contraire qu’il est plus lent que tout autre. Il aura fallu une vingtaine d’années pour que les idées mises en place au Palo Alto Research Center de Xerox sur l’interface graphique deviennent monnaie courante. Selon lui, pour provoquer un changement significatif dans cette industrie, il faut un savant mélange de technologie, de talent, de chance, et de sens des affaires et du marketing. Ce qui n’arrive pas très souvent.

L’autre élément important selon lui, c’est qu’il faut que les entreprises s’en mêlent pour donner assez d’élan à une technologie pour décoller, parce que seules les entreprises ont suffisamment d’argent pour y parvenir. Jobs prend alors le cas du Newton en exemple, le PDA d’Apple auquel il mettra fin quelques années plus tard une fois de retour aux commandes d’Apple :

« Je ne suis pas très optimiste à son sujet, et voilà pourquoi : la plupart de ceux qui ont développé ces PDA les ont développés parce qu’ils pensaient que les gens allaient les acheter et les donner à leurs familles. Des amis à moi ont lancé General Magic. Ils pensent que vos enfants, votre grand-mère vont vouloir leur appareil, et vous vous enverrez tous des messages. À $1500 pièces avec un modem cellulaire, je ne pense pas que beaucoup de gens en achèteront trois ou quatre pour leurs familles. Les gens qui voudront l’acheter durant les cinq premières années sont les professionnels itinérants. » (voir notre article Une histoire du Newton).

« Et le problème, c’est que la psychologie des gens qui développent ces choses ne leur permettra pas d’enfiler un costume et de sauter dans un avion pour aller vendre leur produit chez Federal Express. Pour parvenir à des changements révolutionnaires, il faut combiner la perspicacité technique et le sens des affaires et du marketing — et une culture qui peut faire coïncider d’une manière ou d’une autre la raison pour laquelle vous avez développé votre produit et la raison pour laquelle les gens voudront l’acheter. J’ai beaucoup de respect pour l’amélioration par paliers, et j’ai fait ce genre de choses dans ma vie, mais j’ai toujours été attiré par les changements plus révolutionnaires. Je ne sais pas pourquoi. Parce qu’ils sont plus difficiles. Ils sont bien plus stressants d’un point de vue émotionnel. Et vous passez en général par une période durant laquelle tout le monde vous dit que vous avez complètement échoué. »

Jobs sait de quoi il parle, après s’être fait remercier d’Apple en 1985, il repart de zéro, il fonde NeXT, puis rachète à George Lucas la division informatique de LucasFilms et la renomme Pixar. En 1993, après avoir vendu 50.000 machines, et malgré un succès d’estime, il finit par fermer la branche hardware de NeXT et licencie 200 personnes pour recentrer sa société sur l’aspect purement logiciel.

« Quand vous demandez aux gens de sortir des chemins battus, ils prennent un risque. Donc il faut qu’il y ait un résultat important à la clé pour qu’ils prennent ce risque, ou ils ne le prendront pas. Ce que nous avons appris c’est que le résultat ne peut pas être seulement une fois et demie ou deux fois meilleur. Ça ne suffit pas. Il doit être au moins trois, quatre, ou cinq fois meilleur pour prendre le risque de quitter le courant dominant. En matière de matériel vous ne pouvez plus construire un ordinateur qui soit deux fois meilleur que les autres. Trop de gens savent comment faire. Vous aurez de la chance si vous arrivez à en faire un qui soit une fois et demie meilleur. Et après il ne faut que six mois aux autres pour rattraper le retard. Mais vous pouvez y arriver au niveau du logiciel. »

Mais Jobs poursuivait à l’époque d’autres objectifs qu’aujourd’hui. Souhaitant mettre en avant les spécificités de NeXT, à commencer par l’architecture orientée objet d’Objective-C, Jobs en vantait les mérites comme d’une nouvelle révolution, à la hauteur de l’interface graphique. En outre, il faisait encore largement part de son dédain pour le manque d’inspiration de Microsoft, et la manière dont ses activités brimaient l’innovation. Alors que le géant de Redmond était en proie à une procédure antitrust, Jobs indique qu’il souhaiterait voir la société coupée en trois parts indépendantes : l’une s’occuperait des systèmes d’exploitation, l’autre des logiciels, et la troisième des produits grand public.

Selon Jobs, Apple n’est pas innocente non plus : « [Microsoft] a pu copier le Mac parce que le Mac était gelé dans le temps. Le Mac n’a pas beaucoup changé durant les 10 dernières années. Ils ont modifié quelque chose comme 10 pour cent. C’était une cible facile. Apple, malheureusement, ne mérite pas beaucoup de sympathie. Ils ont investi des centaines et des centaines de millions de dollars en recherche et développement, mais il n’en est pas sorti grand-chose. Ils n’ont produit quasiment aucune innovation depuis le Mac original en lui-même. »

Ça ne l’empêche pas de conserver son estime pour Bill Gates : « Je pense que Bill Gates est quelqu’un de bien. Nous ne sommes pas les meilleurs amis du monde, mais nous nous parlons à peu près une fois par mois. Je pense que Bill et moi avons des systèmes de valeurs très différents. J’apprécie beaucoup Bill, et j’admire sans aucun doute ses réussites, mais les sociétés que nous avons créées sont très différentes les unes des autres. »

Pour Jobs, le but n’est pas d’arriver à être le plus riche du cimetière. Quel est-il, alors ? « Dans le contexte le plus large, je dirais que le but c’est l’élévation personnelle — quelle que soit la façon dont vous la définissez. Mais il s’agit là de choses privées. Je ne veux pas parler de ce genre de choses. » Précisément, comment vit-il son image publique ? « Je la vois comme mon frère jumeau célèbre. Ça n’est pas moi. Parce que sinon, vous devenez fou. Vous lisez un article négatif, qu’un imbécile écrit sur vous — il ne faut tout simplement pas le prendre trop personnellement. Mais ensuite ça vous apprend à en faire autant sur les articles très positifs. Les gens aiment les symboles, et ils écrivent sur des symboles. »

Pour en revenir à Microsoft, beaucoup estimaient que sa mainmise sur l’informatique empêcherait NeXT de sortir d’un marché de niche. « Apple est un produit de niche, le Mac était un produit de niche et pourtant voyez ce qu’il a accompli. Apple c’est, quoi, une société de neuf milliards de dollars. Elle n’en faisait que deux lorsque je suis parti. Ils s’en sortent bien. Est-ce que je serais content si j’avais 10 pour cent de part de marché des systèmes d’exploitation ? Oui, je serais heureux. Très heureux. Et puis j’irais bosser comme un fou pour en avoir 20. »

Interrogé au sujet de l’arrivée d’Internet, Jobs donne une opinion surprenante au sujet de ce qui deviendra un jour son futur « hobby » : « Enfin la vague d’Internet va déferler sur l’utilisateur lambda de l’informatique. Et ça me plaît beaucoup. Je pense que le bureau du particulier, sa « tanière », est bien plus intéressant que son salon. Mettre Internet dans les foyers, c’est vraiment de ça dont il s’agit pour les « autoroutes de l’information », pas la convergence numérique dans les set-top box. Tout ce que ça fera c’est de mettre sur la paille les magasins de location de vidéo et m’épargner un aller-retour pour louer un film. Ca ne m’enthousiasme pas vraiment. Le shopping depuis chez soi ne me passionne pas. Je suis bien plus intéressé par l’idée d’avoir Internet dans ma tanière. »

Le journaliste demande une prédiction de visionnaire à Steve Jobs, sur la manière dont le net va changer la vie de chacun. Le dirigeant de NeXT botte en touche : « Ça ne sert à rien de parler de ça, vous pouvez ouvrir n’importe quel bouquin et trouver tout ce que vous voulez sur ces bêtises. Je ne vois pas le monde en ces termes-là. Je suis un fabricant d’outils. C’est comme ça que je me perçois. Je veux construire de très bons outils dont je puisse sentir dans mes tripes et dans mon cœur qu’ils auront de la valeur. Ensuite, ce qui arrivera… vous ne pouvez jamais prédire exactement ce qui va se passer, mais vous pouvez sentir la direction vers laquelle on s’oriente. Et c’est à peu près tout ce que vous pouvez prévoir. Ensuite vous prenez du recul et ces choses suivent leur vie propre. »

Mais Steve Jobs ne donne pas de valeur particulière à la technologie en tant que telle, il accorde bien plus d’intérêt à ce que les gens en font, et montre des dispositions optimistes quant au genre humain. « La technologie, ça n’est rien. Ce qui est important, c’est d’avoir foi en l’être humain, savoir qu’il est fondamentalement bon et intelligent, et que si vous lui donnez des outils, il en fera des choses merveilleuses. Ca n’est pas dans l’outil que vous croyez — les outils ne sont que des outils. Ils fonctionnent, ou ne fonctionnent pas. Ce sont les gens en qui vous avez foi ou non. » Un discours très similaire à celui que Jobs tint lors de la présentation d’iLife.

Deux ans et demi plus tard, Apple rachetait NeXT pour 429 millions de dollars, et replaçait Steve Jobs à sa tête. Seize ans après l’interview, Steve Jobs a repris le devant de la scène, sa société se porte comme jamais, et s’installe dans de nouveaux marchés avec un succès insolent. On mesure le chemin parcouru depuis.

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