Ces médecins-journalistes « clients » des laboratoires

Par Nolwenn Le Blevennec | Rue89 | article trouvé à : http://www.rue89.com/2011/02/02/ces-medecins-journalistes-clients-des-laboratoires-188616

Les journalistes santé sont-ils des vendus ? Christian Lajoux, président du Leem, syndicat des entreprises du médicament, parle de liens « réguliers », mais pas « étroits » entre la presse et l’industrie pharmaceutique.
En réalité, la presse professionnelle est infiltrée par les laboratoires, qui assurent sa survie par la publicité. C’est moins connu, les médias grand public sont également sous influence.
« Les labos essaient de nous faire animer des table rondes, ce sont des missions très bien rémunérées. Il y a ceux qui refusent, comme moi, les précaires qui ont besoin de compléter leurs fins de mois, et ceux qui n’hésitent pas à mélanger les genres », raconte un journaliste (vertueux) en charge de la santé dans un grand quotidien.
Selon Eric Giacometti, auteur du livre d’enquête « La Santé publique en otage » (éd. Albin Michel, 2001), dans le secteur, les journalistes ne sont pas nombreux à être complètement « clean ». Difficile de résister aux labos. Au moment de la sortie de son livre, le prix pour l’animation d’un congrès sur deux jours équivalait à une fois et demie le salaire d’un journaliste.
C’est ce qu’on appelle des « ménages ». Plus grave, les « médecins-journalistes », qui prennent la parole sur des médias généralistes et grand public tout en étant particulièrement proches de l’industrie pharmaceutique. Ils ont été ou sont des quasi salariés des laboratoires et comme ils n’ont pas de carte de presse, ils ne voient pas où est le problème.
Voici trois exemples, parmi les plus emblématiques.
Jean-François Lemoine (Nouvel Observateur, France Info)
Jean-François Lemoine, chroniqueur au Nouvel Observateur et sur France Info, était encore le propriétaire et PDG de MVS-Productions, il y a deux mois. Il a vendu la société qu’il a créée à Publicis, parce qu’elle avait un bilan déficitaire – il continue d’y travailler.
MVS est une boîte de production de films institutionnels et publicitaires pour les laboratoires. Elle édite aussi plusieurs sites internet, avec le soutien financier de l’industrie pharmaceutique. Comme Diabete2-patients, un site destiné aux diabétiques financé par Servier Médical. Un confrère interroge :
« Que penser alors quand depuis un congrès de cardiologie à Munich [où les frais de déplacement sont pris en charge par MVS, ndlr], il fait sur France Info une chronique pour vanter les effets du Procoralan, la dernière merde de Servier ? »
Jean-François Lemoine ne se souvient pas de cette chronique. Il assure ne jamais citer le nom des médicaments à l’antenne (seulement les molécules) et rappelle qu’il présente son programme en duo avec Jean Leymarie, ancien membre de la SDJ (société de journalistes). Lequel nous a téléphoné pour témoigner de l’honnêteté de son confrère.
Le médecin dirige encore Fréquence Médicale, qui comprend Radio IFM, FréquenceM et Le Kiosque santé. Radio IFM, entièrement financée par Sanofi, propose de la formation continue destinée aux médecins. La revue de presse santé est quant à elle soutenue par le Leem. Jean-François Lemoine :
« C’est dégueulasse d’appeler ça “Radio Sanofi”. C’est trop facile. Les laboratoires financent aussi des projets intéressants. Je demande à ce qu’on écoute toutes les émissions. Je n’y fais pas de promotion de médicaments. »
Dans une lettre publiée sur le site Formindep, un médecin s’indigne pourtant de la partialité d’une émission sur Radio IFM consacrée au Multaq (dronédarone) produit par le laboratoire Sanofi.
Philippe Chaffanjon, directeur de la rédaction de France Info :
« Avec Jean-François Lemoine, nous avons parlé de la situation dans le passé. Nous en avons reparlé à l’occasion du Mediator. Il m’a apporté des réponses qui m’ont semblé satisfaisantes : il n’est plus propriétaire, mais salarié de MVS. »
Il l’a dit à Philippe Chaffanjon : Lemoine serait prêt à démissionner de la presse grand public pour continuer ses activités chez MVS-Productions.
Alain Ducardonnet (TF1, LCI)
Le consultant de TF1/LCI a récemment participé à l’émission Arrêt sur images, présentée par Daniel Schneidermann. A cette occasion, la documentariste Stéphane Horel et Bruno Toussaint de la revue (très indépendante) Prescrire, lui ont demandé de déclarer ses conflits d’intérêts au nom de la loi (Article R 4113-110 du code de la santé publique).
Il a déclaré faire des sessions de formation médicale continue (FMC) pour les laboratoires Menarini, AstraZeneca, Ipsen, Bayer et Novartis. Joint par Rue89, il précise :
« Dans le cadre du club des cardiologues du sport que j’ai créé, j’interviens pour des formations mises en place par des laboratoires. Ce n’est pas un lien direct, mais un rapprochement. Ces cinq laboratoires sont ceux avec lesquels j’ai travaillé au cours de la dernière année. »
Dès lors, est-il parfaitement honnête quand il fait une chronique LCI sur un nouveau médicament Bayer, le Rivaroxaban, par exemple ?
Le journaliste a également été l’ancien président du Collège national des cardiologues français, « dont Servier était la vache à lait », dit un confrère. Le laboratoire était, avec beaucoup d’autres, un des « majors sponsors » des journées de congrès, organisées par le collège : « C’est le mode usuel de financement des congrès », répond Ducardonnet.
Enfin, s’il ne figure plus dans la rubrique « présentation de l’équipe » de MVS-Productions, la boîte de son confrère Jean-François Lemoine, il en est un présentateur-animateur star. Et surtout, « écouleur » de contenus sur TF1/LCI.
LCI : « Nous n’avons pas fait d’enquête de voisinage »
Prenons l’exemple du congrès de cardiologie de Chicago, en novembre 2010. Alain Ducardonnet y a été invité par un laboratoire dont il ne souhaite pas révéler le nom parce que cela relève du domaine privé (ce n’est pas TF1 qui a pris en charge les frais).
Sur place, « pour des raisons pratiques », il couvre l’événement en utilisant la logistique de MVS-Productions. Une interview du cardiologue Gilles Montalescot est disponible sur LCI (à la deuxième minute) et sur le site Medical-Congress, édité par MVS.
« Le prêt de matériel, c’est une gentillesse entre confrères [Jean-François Lemoine, ndlr]. En aucun cas, je n’ai de contrat avec MVS-Productions. Jean-François Lemoine a une société, ce n’est pas du tout la même chose. »
Alain Ducardonnet affirme qu’il n’a pas à rougir de ses deux casquettes : « [C’est] tout à fait compatible, tout à fait faisable. »
Laurent Drezner, directeur de la rédaction de LCI :
« Il est un cardiologue très réputé qui explique des choses très compliquées de façon très simple. Nous nous sommes posés la question des conflits d’intérêts, mais n’avons pas fait une enquête détaillée de CV ou une enquête de voisinage. »
Michel Cymes (France 5)
C’est l’animateur blagueur de la chaîne France 5. Le médecin-journaliste le plus côté de Facebook. Pourtant, dans les années 90, quand il travaillait à France Info, il était connu pour faire des « ménages » à un niveau industriel. Michel Cymes :
« J’ai arrêté d’animer des congrès depuis environ dix ans. Je suis plus mis en avant dans mon métier, on évolue, j’ai décidé de couper tous les contacts. Je n’en ai plus besoin pour bien gagner ma vie. »
Mais sa société, Medical Debat, dont l’objet social est l’organisation de foires et de congrès, fait en 2008, un résultat net de 49 000 euros (216 000 euros de chiffre d’affaires). Michel Cymes :
« Je suis associé dans cette société avec Alain Ducardonnet. Je l’utilise pour des questions de facturation. Quand je sors un bouquin, une partie est versée dans cette structure. Aucun euro ne provient des labos. »
Il y a plus de dix ans, le médecin-journaliste avait déjà mélangé les genres : il avait participé à un film publicitaire des laboratoires Pfizer utilisant un plateau de France 3 (en présence de la présentatrice Laurence Piquet).
Certains médecins considèrent le journaliste comme proche des « urologues » depuis qu’il a fait, il y quelques semaines, une campagne de publicité très contestée pour le dépistage systématique du cancer de la prostate. L’une de ses proches :
« Je pense que c’est plutôt pour parfaire son image. Il aime beaucoup les médias. »
Michel Cymes :
« Je ne suis pas ami avec les urologues. Seulement avec ceux qui sont sur la photo. Cette campagne avait pour but de dédramatiser un dépistage, c’est tout. Je laisse mes détracteurs délirer. »
Selon une source : à la rédaction du « Magazine de la santé », les journalistes ne partent jamais en voyage de presse, ne subissent aucune pression et traitent « très peu l’actualité des médicaments ».
A une lettre envoyée par Formindep qui lui reprochait de ne pas communiquer ses conflits d’intérêts potentiels, Michel Cymes a répondu :
« Mes fonctions dans l’information médicale depuis quinze ans m’ont amené à prononcer à de très nombreuses reprises le nom de substances ou de produits thérapeutiques. Confirmer dans chacune de mes interventions, que je n’ai aucun lien avec des entreprises commercialisant des produits de santé, alourdirait quelque peu le propos. »
Christian Lajoux, président du Leem, syndicat des entreprises du médicament, assure vouloir régler le problème :
« Il y a conflit d’intérêts quand les coopérations entre presse et industrie induisent des avantages qui sont cachés.
Nous travaillons en ce moment sur un programme de déclaration des liens qui lient les professionnels à nos adhérents inspiré du Sunshine Act américain, qui pourrait prendre la forme d’un site internet. Pour le moment la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés, ndlr] nous freine, au nom de la protection de la vie privée. »

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