Amblyopie et mesure de l'acuité visuelle.
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Nous sommes intéressés de mesurer un potentiel visuel et de suivre son développement au cours du temps afin de procurer aux enfants qui nous consultent la capacité future de lire un texte de taille normale, à distance normale et à vitesse normale avec chaque œil séparément. Cette faculté nécessite une acuité visuelle de reconnaissance aux symboles groupés d’au moins 6/10.
Le fonctionnement des cônes fovéolaires
Lorsque le fonctionnement cérébral est intact, ce potentiel visuel dépend exclusivement du bon fonctionnement des cônes fovéolaires (pouvoir séparateur) et de leur anatomie.
Il se mesure soit par l’acuité visuelle angulaire, soit par l’acuité visuelle de reconnaissance ou morphoscopique, en ambiance photo-pique.
Les autres types d’acuité visuelle ne sont pas en relation directe avec une capacité de lecture et sont de moindre intérêt en clinique, par exemple :
- Le minimum visibile : la plus petite étoile visible dans un ciel noir ;
- Le minimum de discrimination spatiale : perception de la localisation relative de détails visibles, par exemple la faculté de détecter une discontinuité dans l’alignement d’une droite = hyper-acuité de Vernier (figure n° 1) ;
- Le minimum de résolution spatiale : mesuré par la méthode du regard préférentiel (figure n° 1) et chiffré en cycles par degré ou cm. Cette mesure ne peut être corrélée avec l’acuité visuelle de reconnaissance et ne nous informe donc pas sur une future capacité normale de lecture.
Géométrie de l’acuité visuelle
Les constatations expérimentales montrent que l’œil humain est capable de discerner une séparation entre deux points lorsque la distance entre ces deux points est sous-tendue par un angle de 36 secondes d’arc. Or, compte tenu de la longueur axiale standard d’un œil humain, si on sait que les images projetées sur la rétine de 2 points séparés l’un de l’autre se croisent au point nodal pour aboutir de manière inversée sur la rétine, on peut faire le calcul suivant : pour deux points séparés par un angle visuel de 1 degré, l’image inversée de ces 2 points et de leur séparation couvrira sur la rétine une distance de 0,3 mm, c’est-à-dire 300 microns. En conséquence, 30 minutes d’angle (c’est-à-dire la moitié d’un degré) représentent sur la rétine 150 microns, une minute d’angle représente 5 microns et 30 secondes d’angle (= la moitié d’une minute) représentent 2,5 microns (figure n° 2).
Physiologie fovéolaire
Le diamètre des cônes fovéolaires est de 1,5 micron. On peut en déduire que la distance entre deux cônes séparés par un troisième est de 3 microns (figure n° 3). Si l’on postule que trois cônes sont nécessaires pour percevoir 1 point noir séparé d’un deuxième par une zone blanche (cf. brisure de l’anneau de Landolt sur figure n° 3), la surface rétinienne sur laquelle aboutira l’image de ces deux points séparés l’un de l’autre doit avoir un diamètre minimum de 3 microns, ce qui correspond à une image sous-tendue par un angle de 36 secondes d’arc. La limite du minimum séparabile d’après ces calculs mathématiques serait donc un angle d’environ 36 secondes d’arc, ce qui est exactement ce que l’on constate de manière expérimentale chez l’être humain. On peut en déduire que la limite du minimum séparabile est liée à l’anatomie des cônes fovéolaires. Ce minimum séparabile est aussi appelé angle minimum de résolution, d’où la dénomination d’acuité visuelle angulaire ou acuité visuelle de résolution (à ne pas confondre avec la capacité de résolution spatiale mesurée par la méthode des réseaux aux cartons de Teller).
Échelles d’acuité visuelle
De ce qui précède, on peut conclure que la mesure scientifiquement la plus précise de l’acuité visuelle se fait avec des échelles basées sur l’angle de résolution, comportant des optotypes comme le C de Landolt ou le E de Snellen.
D’autres échelles, moins rigoureuses du point de vue scien-ti-fique, mesurent l’acuité visuelle de reconnaissance des formes ou morphoscopique (du grec μορπηοσ = forme) et sont étalonnées en comparant leurs performances avec celles du C de Landolt ou du E de Snellen.
Ces échelles d’acuité, qui mesurent l’acuité visuelle de reconnaissance ou morphoscopique, ont comme optotypes des dessins, des chiffres ou des lettres. Si le but ultime de nos efforts est que notre petit patient puisse plus tard lire un texte sans problème, il est de bon sens de prendre des lettres comme optotypes. Même si un enfant ne connaît pas l’alphabet, le test peut fonctionner par appariement. Ce qu’il faut savoir, c’est que les lettres doivent être de lisibilité identique. Toutes les lettres de l’alphabet n’ont pas cette caractéristique : le I est la lettre de l’alphabet la plus facile à lire et le B est la lettre la plus difficile. À part être de lisibilité identique, les lettres doivent, si possible, être symétriques afin d’éviter les défauts de latéralisation chez l’enfant de moins de 4 à 5 ans qui confond souvent la droite et la gauche. Ces lettres doivent également comporter des lignes horizontales, verticales et obliques pour dépister l’amblyopie méridienne.
Les lettres H, O, T, V, U, X correspondent bien à cette caractéristique. Il faut par ailleurs éviter les lettres qui peuvent être confondues l’une avec l’autre, comme le G, le D, le C et le O.
Par convention, la hauteur et la largeur de l’optotype doivent être 5 fois plus grands que l’épaisseur des traits qui les constituent et qui sont discriminants pour la reconnaissance de la lettre (figure n° 4).
Ces lettres H, O, T, V, X, U sont reprises dans les tests les plus répandus des pays anglo-saxons comme le test de STYCAR (Sight Test for Young Children And Retardates) et l’échelle de Sheridan-Gardiner (figure n° 5).
Une autre échelle également répandue est celle de Léa Hyvärinen qui comprend 4 symboles (pomme, maison, rond, carré). La taille de ces symboles est choisie en corrélant l’acuité visuelle obtenue aux E de Snellen avec celle permettant la reconnaissance des symboles. Quand les symboles sont brouillés, ils res-semblent tous à un rond. La distance de séparation entre les lignes est égale à la hauteur des symboles de la ligne inférieure et la distance de séparation entre les symboles sur une ligne est égale à la largeur des symboles de la ligne (figure n° 6).
Lorsqu’on mesure l’acuité visuelle chez l’enfant, il faut également être conscient de ce que l’on appelle l’inter-ac-tion de contour. Cette interaction de contour est en général proportionnelle au niveau d’acuité visuelle. Elle explique pourquoi, dans l’amblyopie, il peut y avoir une différence importante d’acuité visuelle entre la présentation isolée et la présentation groupée d’optotypes. S’il n’est pas capital de mettre cette interaction de contour en évidence lors de la première consultation, ni au début de l’instauration d’un traitement, elle a toute son importance en fin de traitement pour ne pas être trompé sur le résultat : un 10/10e aux symboles isolés peut se révéler être un 4/10e ou un 6/10e aux symboles groupés.
Cette interaction de contour est liée à la grandeur des champs récepteurs et au phénomène d’inhibition latérale qu’on peut constater par exemple sur la grille de Hermann (figure n° 7).
Une difficulté propre à l’enfant est toutefois d’estimer si la non-reconnaissance de symboles groupés est liée à une immaturité psychophysique ou à une réelle interaction de contour. C’est là que la présentation isolée d’un optotype avec des barres d’interaction de contour est intéressante : l’attention de l’enfant n’est pas égarée par plusieurs optotypes et les barres simulent la difficulté liée à l’interaction de contour (figure n° 8).
Des études ont montré que l’interaction de contour est maximale si la séparation entre les barres et le symbole est d’environ la moitié du diamètre de l’optotype.
Au niveau des échelles d’acuité visuelle, il faut idéalement avoir une progression non pas arithmétique (c’est-à-dire par sommation), comme- dans notre classique échelle de notation décimale de Monoyer, mais géométrique (progression par multiplication avec notation logarithmique par ex.). En effet, la capacité de nos organes sensoriels à discerner une différence de sensation obéit à une progression géométrique car elle est fonction du logarithme de l’excitation (loi de Weber-Fechner) : si I = intensité du stimulus et ∆ I = seuil différentiel (soit la plus petite différence d’intensité perçue), on peut dire que K (constante caractéristique de la modalité sensorielle en question) = ∆ I/I. Comme exemple, si le seuil différentiel d’un sujet humain concernant l’évaluation d’un poids tenu en main est de 0,1 kg pour 1 kg, la constante K est de 10 % et ce sujet peut faire la différence entre un objet A pesant 1 kg et un objet B pesant 1,1 kg. Toutefois, si l’objet A pèse 10 kg, il faudra alors que l’objet B pèse 10 % de plus, c’est-à-dire 11 kg (et non pas 10,1 kg) pour faire la différence.
La figure n° 9 compare une échelle à progression arithmétique (échelle E de gauche) et à progression géométrique (échelle E de droite), les chiffres d’acuité étant exprimés en unités décimales. Elle montre combien nos échelles décimales sont inadaptées au seuil d’efficience visuelle humain puisqu’entre le 1 et le 2/10e, un sujet est capable de distinguer deux niveaux supplémentaires.
Ainsi, alors qu’une progression de 1/10 à 2/10 d’acuité visuelle peut sembler arithmétiquement identique à une progression de 9/10 à 10/10, elle n’est pas du tout comparable en terme de gain d’efficience visuelle réel. Le tableau n° 1 montre ce pourcentage de variation de l’efficience visuelle entre les lignes d’acuité visuelle exprimées en décimales.
Par contre, la plupart des échelles d’acuité visuelle logarithmiques progressent par un seuil d’efficience identique de 26 % (tableau n° 2), bien que pour les études très sophistiquées, on puisse faire une progression plus faible d’environ 13 %.
Tab 1. Pourcentage de variation de l'efficience visuelle entre deux lignes.
AV Monoyer |
Minutes d'Arc |
∆ % Efficience Visuelle |
---|---|---|
0,1 |
10 |
100 % |
0,2 |
5 |
50 % |
0,3 |
3,33 |
33 % |
0,4 |
2,5 |
25 % |
0,5 |
2 |
20 % |
0,6 |
1,67 |
17 % |
0,7 |
1,43 |
14 % |
0,8 |
1,25 |
13 % |
0,9 |
1,11 |
11 % |
1,0 |
1 |
11 % |
et gain en % d'efficience visuelle.
AV logMAR |
AV Monoyer |
Minutes d'arc |
∆ % Efficience Visuelle |
---|---|---|---|
1 |
1/10 |
10 |
26 % |
0,9 |
1,25/10 |
7,94 |
26 % |
0,8 |
1,6/10 |
6,31 |
26 % |
0,7 |
2/10 |
5,01 |
26 % |
0,6 |
2,5/10 |
3,98 |
26 % |
0,5 |
3,2/10 |
3,16 |
26 % |
0,4 |
4/10 |
2,51 |
26 % |
0,3 |
5/10 |
2 |
26 % |
0,2 |
6,3/10 |
1,58 |
26 % |
0,1 |
8/10 |
1,26 |
26 % |
0 |
10/10 |
1 |
26 % |
Tout ceci nous amène à considérer qu’il faut faire la part des choses entre ce qui est la « science » et le « quotidien » lorsqu’on mesure l’acuité visuelle. S’il s’agit de produire des publications sur des études cliniques comportant des mesures d’acuité visuelle, il faut être extrêmement rigoureux et expliquer la façon dont cette acuité visuelle est mesurée. Les mesures sont scientifiquement plus précises s’il s’agit de l’acuité visuelle angulaire, ou dans une moindre mesure de l’acuité visuelle morphoscopique. L’évaluation de l’acuité visuelle est plus juste en présentation groupée ou avec des barres d’interaction de contour qu’en présentation isolée. Pour pouvoir faire des tests statistiques classiques, il faut utiliser les échelles logarithmiques.
Pour le traitement de l’amblyopie, je recommande chaleureusement d’utiliser l’amblyogramme de Thouvenin- modifié par Péchereau, où les comparaisons entre acuité visuelle décimale et logarithmique sont bien indiquées. L’amblyogramme est étalonné en échelle logarithmique, ce qui fait que la progression de l’acuité visuelle réelle peut être appréciée par les parents et le médecin.
Concernant les échelles d’acuité visuelle morphoscopique, la mesure est plus précise avec des lettres qu’avec la plupart des dessins dont la reconnaissance peut parfois être devinée, sur-es-ti-mant l’acuité visuelle réelle. Dans la pratique quotidienne, la mesure de l’acuité visuelle est souvent plus facile chez l’enfant avec des dessins qu’avec des lettres. Lors de la première consultation, on se contentera éventuellement de l’acuité visuelle en présentation isolée si l’enfant a moins de 5 ans, gardant la mesure aux optotypes groupés pour plus tard. Il faut aussi que l’ophtalmologue qui voit des enfants à longueur de journée y trouve son compte, et il est souvent plus gai de montrer des dessins à un enfant que des lettres. Je dirai qu’en pratique, il faut viser au plus précis et rabaisser ses ambitions si nécessaire. Pour exemple, je montre ici mon échelle d’acuité visuelle qui a certaines qualités mais aussi des défauts (figure n° 10) : la fleur et la voiture sont toujours plus difficiles à voir que les autres dessins. Le poisson est souvent assimilé à un hélicoptère ou à un poulet. Concernant le bateau, les enfants peuvent exprimer qu’il s’agit d’une maison ou d’un triangle. Lorsqu’ils disent triangle, on peut supposer qu’ils devinent le contour global de l’image mais qu’ils n’ont pas perçu les petits traits blancs au centre permettant de dire que c’est un bateau. S’agit-il alors réellement d’une acuité visuelle qui correspond à la ligne ou d’une acuité visuelle inférieure ? Par ailleurs, l’oiseau est souvent également assimilé à une chaussure. L’espacement entre les différentes lignes est de 0,3 logMAR entre 1/10e et 2/10e et entre 2/10e et 4/10e. Ensuite l’espacement est de 0,2 logMAR entre 4 et 6 et de 0,1 logMAR entre les 3 lignes suivantes.
En dessous de 2,5 ans, hormis pour les mauvaises acuités vi-suelles d’origine organiques où une mesure approximative grâce à la méthode du regard préférentiel est utile en préopératoire pour juger de l’évolution postopératoire, il vaut mieux un bon examen du comportement à l’occlusion que de s’acharner à faire une mesure d’acuité visuelle (figure n° 11).
En pratique, chez l’enfant d’âge préscolaire, entre 3 et 5 ans, il faut :
- D’abord commencer par montrer les différents symboles de l’échelle pour s’assurer de la compréhension du test, toujours noter le type d’échelle utilisé et si la présentation est isolée ou groupée.
- Ne pas nécessairement s’acharner dès la première visite, donner éventuellement une feuille photocopiée avec les symboles pour s’exercer à la maison avant la 2e visite.
- Penser lors des visites à mesurer d’abord l’œil amblyope et se rappeler que l’enfant peut tricher, simuler ou mémoriser.
- Ne pas se retourner pour contempler le tableau d’optotypes pendant la mesure d’acuité visuelle, mais surveiller le comportement de l’enfant.
- Les échelles doivent avoir un contraste de 100 % et avoir une progression logarithmique. La distance de présentation doit être raccourcie pour les 3 à 4 ans à environ 3 mètres plutôt que 6 (figure n° 12).
Le temps de présentation doit être adapté à l’enfant et il faut se souvenir que les facteurs socioculturels interviennent dans la reconnaissance des symboles (figure n° 13) : le fameux téléphone de l’échelle de Sander-Zanlonghi n’est plus d’actualité, un gâteau d’anniversaire avec des bougies ne fait pas nécessairement partie de la culture des Esquimaux ni le transatlantique à trois cheminées de celle de petits tibétains. Les facteurs psychophysiques inter-viennent également dans la mesure. Un enfant qui a peur de se tromper préférera ne pas deviner tandis qu’un autre plus téméraire pourra deviner. Lorsqu’on mesure l’acuité visuelle aux symboles groupés, on considère que la ligne est vue si plus de 50 % des optotypes sont vus sur cette ligne. Il faut toutefois se rappeler que si le symbole situé à l’extrémité de la ligne n’est pas bordé d’une barre d’interaction de contour, il est plus facile à voir que ceux qui se trouvent au milieu de la ligne. L’acuité visuelle normale se situe à 3 ans à environ 6 à 7/10e et à 5 ans à environ 8 à 10/10e. S’il existe une différence de plus d’une ligne entre chaque œil ou si l’acuité visuelle est inférieure à la normale pour l’âge, il faut soupçonner une amblyopie.
La marge de reproductibilité de la mesure d’acuité visuelle chez l’enfant est de 0,1 logMAR. Il ne faut donc pas nécessairement considérer qu’il y a un changement significatif lorsque les scores diffèrent de 0,1 logMAR entre 2 visites.
La luminosité de l’environnement où on teste l’acuité visuelle doit être entre 10 et 25 % de celle du fond de présentation. En général, c’est le cas car une pièce avec un éclairage artificiel doux fait environ 100 Lux tandis qu’un tableau d’optotypes avec un bon projecteur de test fait environ 600 Lux (veiller à ne pas avoir de trop vieilles ampoules).
En conclusion
La mesure de l’acuité visuelle chez l’enfant nécessite une vigilance de tous les instants ainsi qu’une bonne connaissance des fondements anatomo-physiologiques de cette mesure et des facteurs psychophysiques qui l’influencent.
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Date de création de la page : juin 2010
Date de dernière révision : novembre 2013