Plan
• La croissance du globe chez l’enfant
• La croissance du cristallin chez l’enfant
• Mise en évidence d’un processus actif d’emmétropisation
• Le maintien de l’emmétropie chez l’adulte
• Conclusion
Introduction
Lorsqu’on compare les données réfractives d’une population d’adultes à celle d’une population de nouveaux nés, il paraît évident que les erreurs réfractives ne sont pas un phénomène statique au cours de la vie. À la naissance, les erreurs réfractives sont normalement distribuées, suivant une courbe gaussienne dont le sommet correspond à + 2 dioptries et la déviation standard à 2,75 dioptries (1). Chez l’adulte, la variabilité est beaucoup plus réduite : la courbe devient leptokurtique, c’est-à-dire pointue et étroite, son sommet se situe entre 0 et +1 ∂ et la déviation standard n’est plus que de 1 dioptrie seulement.
La figure 1 tirée d’une étude de Sorsby (2) sur une population d’adultes montre cette distribution leptokurtique qui diffère d’une distribution normale Gaussienne (courbe en traits discontinus) trouvée pour d’autres paramètres humains, comme la taille par exemple.
Cette tendance naturelle de la réfraction à passer d’un état variable, habituellement amétropique à un état moins variable, emmétropique, s’appelle l’emmétropisation.
Ce processus d’emmétropisation est à la fois passif et actif.
L’emmétropisation passive est liée au fait que l’œil subit une croissance au même titre que les autres parties du corps. Comme il existe une relation inverse entre le pouvoir réfractif de la cornée et la longueur axiale, lorsque le globe oculaire grandit, il y a une compensation proportionnelle de cette myopisation relative par un aplatissement de la cornée. La croissance de l’œil réduit la puissance de son système dioptrique proportionnellement à l’augmentation de sa longueur axiale : il y a une diminution du pouvoir dioptrique de la cornée et du cristallin par augmentation de leur rayon de courbure et une diminution de l’action du cristallin par augmentation de profondeur de la chambre antérieure. Lorsque ces changements de longueur axiale de l’œil et du dioptre cornée-cristallin ne sont pas proportionnels, une amétropie en résulte.
L’hérédité intervient dans l’emmétropisation passive et détermine la tendance du globe à atteindre certaines proportions. Ce phénomène d’emmétropisation passive n’est toutefois pas suffisant à lui seul pour expliquer l’excès de réfraction autour de l’emmétropie à l’âge adulte.
L’emmétropisation active est liée à l’expérience visuelle. Elle implique une information de feed-back de l’image focalisée par la rétine avec un ajustement conséquent de la longueur axiale. La part active du processus explique que des anomalies réfractives importantes dans les premiers mois de vie peuvent avoir totalement régressé à l’âge d’un an, ce qui ne serait pas explicable par la simple croissance passive de l’œil. Un défaut de formation de l’image sur la rétine interfère avec ce feed-back et une amétropie en résulte.
La croissance du globe chez l’enfant
Les auteurs s’accordent pour décrire une croissance rapide du globe pendant les trois premières années, suivie d’un net ralentissement par la suite (3). La longueur axiale moyenne d’un globe de nouveau-né est de 18 mm, pour atteindre 23 mm à l’âge de 3 ans. Cette augmentation de 5 mm induit une myopisation relative de 15 dioptries (1 mm = 3 dioptries) qui doit être automatiquement compensée par une diminution semblable du pouvoir dioptrique de l’ensemble cornée-cristallin. Il semble que le contrôle physiologique amenant l’œil à la condition d’emmétropie soit le plus capable de s’exercer pendant ces années précoces où les dimensions de l’œil changent rapidement. De l’âge de 3 ans à l’âge de 18 ans, la croissance du globe n’est plus que de 0,05 à 0,1 mm par an.
La croissance du cristallin chez l’enfant
Pendant la période de croissance rapide du globe, l’augmentation du diamètre équatorial du globe est associée à une augmentation parallèle du diamètre équatorial du cristallin. Celle-ci génère une force qui met la zonule sous tension et aplatit le cristallin. Ainsi, malgré une croissance bien réelle du cortex cristallinien, il n’y a pas d’épaississement de celui-ci, mais plutôt un amincissement, également lié à la compaction du noyau (3). Le pouvoir dioptrique du cristallin diminue relativement rapidement dans l’enfance, de 23 dioptries à l’âge de 3 ans pour atteindre 20 dioptries à l’âge de 14 ans. Pendant la même période, le pouvoir dioptrique de la cornée diminue peu, de 43 à 42,7 dioptries. Il semble donc que la réduction du pouvoir dioptrique du cristallin dans la prime enfance soit le facteur principal qui permette d’accomplir l’emmétropisation malgré une croissance rapide de la longueur axiale au même moment. La réduction du pouvoir dioptrique du cristallin se fait principalement par un aplatissement de celui-ci, et dans une moindre mesure par une augmentation de profondeur de la chambre antérieure.
Mise en évidence d’un phénomène actif d’emmétropisation
Le fait que la distribution des erreurs réfractives chez le bébé soit gaussienne et qu’elle devienne leptokurtique chez l’adulte implique la présence d’un mécanisme actif d’emmétropisation. Chez le bébé, Saunders (1) ainsi que Wood et Hodi (4) constatent qu’il existe un phénomène d’emmétropisation très rapide pendant la première année, et que les changements induits sont d’autant plus importants que l’amétropie initiale est forte (5). Cette emmétropisation ajusterait les composantes réfractives de l’œil en réponse à la qualité de l’image rétinienne.
Comme la distribution leptokurtique est déjà constatée à l’âge de 6-8 ans, cela indique que l’emmétropisation est surtout active avant cet âge. Il a été démontré toutefois que l’influence du travail de près affecte la réfraction de personnes plus âgées, ce qui implique que les paramètres réfractifs restent encore malléables après l’âge de 8 ans (3).
L’existence d’un processus actif d’emmétropisation a été mise en évidence chez l’animal (3) (poulet, musaraigne, singe). Il existe chez ces animaux, lorsqu’ils sont jeunes, une adaptation réfractive compensatoire à l’introduction de lentilles de contact défocalisantes. L’interposition de lentilles déplaçant le plan focal a généralement pour résultat un changement correspondant de la longueur axiale pour ajuster le plan rétinien au nouveau plan focal. Il semble donc que l’œil soit capable d’adapter ses composantes réfractives de façon à corriger une défocalisation de type myopique ou hypermétropique. Ainsi, la mise en place de lentilles positives rend progressivement l’œil hypermétrope, la mise en place de lentilles négatives rend l’œil myope. Ces changements sont prédictibles et bien corrélés à la puissance des lentilles. Ils sont de plus réversibles à l’arrêt du port de lentilles. Les changements réfractifs se font par une croissance de la longueur axiale de l’œil (pour myopiser) ou par arrêt de cette croissance et épaississement de la choroïde (pour hypermétropiser) (6,7). Chez le poulet, ce processus est très net [ils peuvent s’adapter à des défocalisations de -10 à +15 ∂ (8)] et est même capable de modifier la croissance de la rétine périphérique par rapport à celle du pôle postérieur : des poulets élevés dans une pièce comportant un plafond à rayures très bas acquièrent une rétine inférieure relativement myope (9). Les mammifères semblent toutefois moins performants que les poulets dans ce domaine, le singe pourrait s’adapter à une défocalisation de -2 à +8 ∂ (7).
Troilo (9) insiste sur le fait que l’emmétropisation n’est pas, comme expliqué généralement, un phénomène de croissance permettant d’atteindre la focalisation à l’infini (le fameux zéro réfractif), mais bien une régulation de la croissance d’un œil qui fait en sorte que sa réfraction mute en l’état le mieux adapté à l’occupation visuelle habituelle de cet œil. L’effet du travail de près serait donc de produire une myopisation par augmentation de la longueur axiale. Cette cause est invoquée pour expliquer l’augmentation de fréquence de la myopie chez les jeunes Inuits scolarisés, par rapport à leurs parents plus âgés possédant le même bagage génétique mais n’ayant pas fréquenté l’école (10).
Pour emmétropiser correctement, il faut que des images d’une certaine précision puissent se former sur la rétine. L’emmétropisation est perturbée dans les expériences altérant la formation des images sur la rétine et une amétropie en résulte. Dans ces expériences amétropisantes (11), on peut distinguer celles qui induisent :
• Une myopie :
¬ Par une lumière permanente,
¬ Par une privation importante des formes sans privation lumineuse, comme la suture de paupières ou l’opacité cornéenne,
¬ Ou encore par une privation affectant la périphérie rétinienne
• Une hypermétropie :
¬ Par une obscurité permanente,
¬ Par une privation affectant la fovéa
Chez le singe et le poulet, la déprivation visuelle par suture des paupières entraîne en effet le développement d’une myopie par allongement de la cavité vitréenne (11). Chez le poulet, ce processus est réversible pourvu que la déprivation visuelle cesse avant les 6 premières semaines d’âge : il y a un arrêt de l’élongation de la cavité vitréenne, et le degré de récupération est proportionnel à la myopie induite par la déprivation.
De même, l’enfant porteur d’un ptôsis unilatéral ou dont un œil présente une opacité cornéenne ou cristallinienne, ou une hypoplasie du nerf optique développera une myopie axiale de cet œil.
Un défaut d’emmétropisation peut être la conséquence d’une déficience dans l’information visuelle. Les fortes amétropies trouvées dans les rétinopathies congénitales telles que l’albinisme ou l’achromatopsie pourraient s’expliquer ainsi (12, 13).
Les facteurs responsables du processus d’emmétropisation sont encore inconnus. L’accommodation joue peut-être un rôle mais ni le blocage de celle-ci, ni la section du nerf optique n’arrêtent l’emmétropisation (11). Des neurotransmetteurs (dopamine, peptide intestinal vasoactif, antagonistes muscariniques) et des facteurs de croissance dont le taux serait modulé par l’activité rétinienne pourraient jouer un rôle (14).
Le maintien de l’emmétropie chez l’adulte
Durant l’âge adulte, le rayon de courbure cornéen et la longueur axiale restent identiques, alors que la profondeur de la chambre antérieure et le cristallin subissent des modifications. Le cristallin continue de croître de manière constante, et son épaisseur augmente chaque année d’environ 0,02 mm. Cette croissance se produit par apposition de nouvelles fibres cristalliniennes tandis que le noyau du cristallin subit une compaction. La croissance du cristallin est asymétrique car elle s’accompagne d’une diminution parallèle de la profondeur de la chambre antérieure, sans qu’il y ait de répercussion sur celle de la chambre postérieure. Ceci est illustré sur la figure 2 qui montre en traits continus la morphologie du cristallin d’un enfant de 8 ans, et en traits interrompus celle d’un adulte de 80 ans. On constate sur la figure que l’augmentation d’épaisseur du cristallin se fait uniquement aux dépens de la chambre antérieure.
Comme on le voit également sur la figure 2, la croissance du cristallin résulte en une augmentation de son épaisseur, mais pas vraiment de son diamètre équatorial. De ce fait, elle entraîne une augmentation du rayon de courbure du cristallin qui devrait produire une myopisation progressive. Or, cette myopisation ne se voit que chez certains individus qui développent une cataracte nucléaire, l’œil de la personne âgée ayant plutôt tendance à hypermétropiser. Le maintien de l’emmétropie, voire l’hypermétropisation relative de l’œil sain vieillissant, en dépit de l’augmentation de rayon de courbure du cristallin s’appelle le paradoxe cristallinien. Il serait explicable par les changements d’index réfractif au sein de la substance cristallinienne (3).
Conclusion
Le terme emmétropisation traduit le phénomène qui conduit l’œil au statut d’emmétropie. Il est le résultat d’un processus à la fois actif et passif.
Le processus passif consiste en la croissance proportionnelle du globe chez l’enfant. Cette croissance du globe entraîne une réduction du système dioptrique de l’œil proportionnelle à l’augmentation de la longueur axiale : le pouvoir dioptrique de la cornée est diminué par augmentation de son rayon de courbure, le pouvoir dioptrique du cristallin est diminué pour la même raison et son action amoindrie par une augmentation de profondeur de la chambre antérieure. Lorsque ces changements ne sont pas proportionnels, une amétropie en résulte.
Le mécanisme d’emmétropisation actif implique une information de feed-back de la rétine concernant la qualité de focalisation de l’image avec adaptation conséquente de la longueur axiale. Il peut être considéré comme un ajustement fin complétant le processus passif. L’emmétropisation active se déroule pendant la tendre enfance, mais l’œil reste malléable aux conditions environnementales jusqu’à l’âge de jeune adulte.
L’hérédité conditionne l’emmétropisation passive en déterminant la tendance du globe à atteindre certaines proportions, et l’environnement semble jouer un rôle en influençant l’action des mécanismes d’emmétropisation active.
La persistance de l’emmétropie chez l’adulte en dépit de la croissance continue du cristallin et de l’accentuation de sa courbure est due à des changements d’index réfractif de sa substance qui compensent cette accentuation. Ces changements peuvent résulter de différences entre le noyau et le cortex cristallinien ou de modification de gradient d’index réfractif au sein du cortex même. Le mécanisme exact en est encore obscur.
Références
1. Saunders KJ : Early refractive development in humans. Surv Ophthamol 1 995 ; 40 : 207.
2. Sorsby A, Benjamin B, Davey JB, et al : Emmetropia an its aberrations. MRC special report series n° 293. London. Her majesty’s Stationery Office, 1 961
3. Brown NP, Koretz JF, Bron AJ. The development and maintenance of emmetropia. Eye 1 999 ; 13 : 83-92.
4. Wood ICJ, Hodi S, Morgan L. Longitudinal change of refractive error in infants during the first year of life. Eye 1 995 ; 9 : 551.
5. Saunders KJ, Woodhouse JM, Westall CA. Emmetropisation in human infancy : rate of change is related to initial refractive error. Vision Res 1 995 ; 35 : 1 325.
6. Wildsoet C, Wallman J. Choroidal and scleral mechanisms of compensation for spectacle lenses in chicks. Vision Res 1 995 ; 3 : 1175-1194.
7. Smith E. Spectacle lenses and emmetropization : the role of optical defocus in regulating ocular development. Optometry Vis Sci 1 998 ; 75 : 388-398.
8. Wildsoet C. Active emmetropization - Evidence for its existence an ramifications for clinical practice. Ophthalmic Physiol Optic 1 997 ; 17 : 279-290.
9. Troilo D. Neonatal eye growth and emmetropisation - a literature review. Eye 1 992 ; 6 : 154.
10. Johnson GJ, Mathews A, Perkins ES. Survey of ophthalmic conditions in a Labrador community.1. Refractive errors. Br J Ophthalmol 1 979 ; 63 : 440-8.
11. Kiorpes L, Wallman J. Does experimentally-induced amblyopia cause hyperopia in monkeys ? Vision Res 1 995 ; 35 : 1 289.
12. Evans NM, Fielder AR, Mayer DL. Ametropia in congenital cone deficiency-achromatopsia : a defect of emmetropisation ? Clin Vision Sci 1 989 ; 4 : 129-136.
13. Wildsoet CF, Oswald PJ, Clark S. Albinism : Its implications for refractive development. Invest Ophthalmol Vis Sci 2 000 ; 41 : 1-7.
14. Mutti DO, Zadnik K, Adams AJ. Myopia, the nature versus nurture debate goes on. Ophthalmol Vis Sci 1 996 ; 37 : 952-957.
14. Mutti DO, Zadnik K, Adams AJ. Myopia, The nature versus nurture debate goes on. Invest Ophthalmol Vis Sci 1 996 ; 37 : 952-957.
Date de création du contenu de la page : Juin 2010 / date de dernière révision : Décembre 2010