La Réfraction : anomalies réfractives et phories Vincent Paris
De la normophorie à la pathophorie

Introduction

Le seul élément binoculaire qui est systématiquement pris en compte lors des cours évoquant la réfraction, est la correction de l’aniséïconie, parfaitement documentée dans ce cours par Charles Rémy. Paradoxalement, la plupart des auteurs ne voient que la différence de tailles des images visuelles pour limiter une prescription systématique de la correction optique totale.
Les réponses cliniques des patients nous obligent parfois à sous corriger, dans certains cas, l’anomalie réfractive. On évoque à ce propos la notion de correction optimale subjective. Personne ne semble s’être, à ce jour, systématiquement intéressé à rechercher les raisons qui poussent les patients à préférer une sous-correction dans certains cas. Nous pensons que la mesure systématique de l’équilibre phorique apporte des réponses simples et précises pour comprendre l’équilibre qui existe entre le bilan réfractif et le « confort fusionnel  » du patient.
Ce chapitre introduit deux notions nouvelles
:

• L’inclusion prismatique peut faire partie d’une prescription réfractive banale, sans qu’il soit nécessaire de prolonger longtemps l’examen.
• L’inclusion prismatique peut se révéler indispensable pour optimaliser une réfraction binoculaire ou en cas d’emmétropie.
Position du problème et historique

Nous savons que l’apparition de symptômes asthénopiques, liés à la présence d’une hétérophorie, n’est pas proportionnelle à l’importance de cette phorie. Ce problème a été abordé dans les années cinquante par Ogle [6] et, à sa suite, par Crone [1] et Jampolsky [2]. Ces auteurs ont étudié, dans quelle mesure, un patient donné pouvait résister à des conditions expérimentales de stimulation de système de vergence de loin et de près. À l’aide de prismes de Risley, ils ont donc stimulé la convergence et la divergence, et ont étudié la qualité de la fusion à travers un dispositif simple, permettant de mettre en évidence une microdissociation des deux yeux, lorsque le sujet fusionne binoculairement une image située dans le plan frontal. Les tests utilisés permettaient de dissocier les yeux en utilisant des filtres polarisés. Chaque œil perçoit une partie d’une petite ligne verticale. Ce dispositif de fixation est entouré de détails périphériques qui sont perçus binoculairement pour assurer une fusion péri-fovéolaire. Ils ont alors défini une notion qu’ils ont appelée « disparité de fixation  ». On peut définir ce terme, comme: « l’angle de la déviation résiduelle des axes visuels, quand le sujet fixe et fusionne binoculairement une image située dans le plan frontal  ». Dans de telles conditions, le désalignement des axes visuels est minime et ne dépasse guère 10 minutes d’angle.
Cette déviation ne peut donc être mise en évidence avec les méthodes d’examens habituels. Plusieurs auteurs ont essayé d’approcher cette notion, en qualifiant les anomalies, dites de disparité, comme des micro-anomalies binoculaires. Jampolsky a préféré une expression imagée, en comparant la disparité anormale avec « une fusion du bout des lèvres  ».
Duke-Elder évoque la notion de « stress fusionnel  » pour maintenir la fixation. Les conditions sensorielles que nous étudions se situent au sein d’une correspondance rétinienne normale.
La notion, définie par Ogle, de disparité de fixation est probablement une mauvaise terminologie, puisque la fixation est normale. Linksz [4] a évoqué la notion de disparité de fusion. Cette terminologie est probablement plus proche de la réalité.
Dans les années cinquante, les précurseurs de l’analyse de cette méthode, ont observé jusqu’à quel degré de stimulation les patients pouvaient maintenir leur fusion centrale (objectivé par une disparité nulle). Ils ont constaté qu’il n’y avait aucune proportion entre la valeur de la phorie créée et celle de la disparité. Ces travaux ont débouché sur l’observation de deux groupes principaux de patients
: ceux qui arrivaient à maintenir une fixation bifovéolaire d’une très grande qualité, malgré la sollicitation importante du système des vergences; et ceux qui étaient incapables de maintenir leur fusion après sollicitation. Ogle est le premier à avoir introduit une notion fondamentale: la quantification simple de l’hétérophorie est insuffisante pour la rendre responsable des symptômes asthénopiques d’un patient. Il prédispose à la notion développée plus tard par Jonckers, qui distinguait la normophorie, considérée comme une phorie sans symptôme, et l’hétérophorie, considérée comme une phorie symptomatique. Depuis quarante ans, des tests de disparité plus simples se sont multipliés mais ne sont utilisés que de façon marginale par les ophtalmologistes.

Disparité anormale: conséquences pratiques

En 1958, Ogle proposait, déjà, d’utiliser une méthode plus simple pour pratiquer un dépistage plus systématique de ce type de patient et s’adresser aussi à des patients plus jeunes. Depuis ces travaux, l’application de la notion de disparité de fixation a été largement utilisée dans le milieu non médical des optométristes. Cette situation s’est notamment développée dans les pays où il y avait peu d’ophtalmologues et où la réfraction était confiée à des non-médecins. L’utilisation des tests de disparité a conduit à plusieurs dérives qui en ont discrédité l’utilisation. Demilière, à Lyon, en a fait un traitement miracle de la migraine. Malgré une méthodologie peu rigoureuse, il a tout de même obtenu des résultats assez surprenants chez certains patients, en utilisant des prismes de faible puissance.
Un autre courant d’idée, démarré au Portugal et prolongé en France, a utilisé le support de petits prismes pour traiter des anomalies de posture. Là aussi, la méthodologie était critiquable mais force était de constater que, dans certains cas, des résultats surprenants pouvaient être obtenus par la simple prescription de prismes de moins de 4 dioptries. En Suisse, l’usage des prismes par des optométristes irresponsables a entraîné une attitude de vigilance extrême des ophtalmologues vis-à-vis des traitements prismatiques « hors norme  ».
L’introduction historique de ce chapitre peut paraître longue mais est nécessaire pour comprendre pourquoi, en l’an 2
000, le monde ophtalmologique reste si réfractaire à l’utilisation des prismes dans le traitement de l’hétérophorie compensée.
Si l’on définit le concept de disparité anormale comme correspondant à un microtrouble fusionnel, il est logique d’imaginer qu’un petit trouble de fusion puisse être traité par de petits prismes. En jouant avec les mots, on peut formuler qu’un
microtrouble fusionnel puisse entraîner une macrosymptomatologie diminuant ou disparaissant par un microtraitement.

Hétérophorie symptomatique: notions simples

La première notion très simple, permettant de comprendre les plaintes d’un patient hétérophorique présentant un microtrouble fusionnel est de lui faire fermer un œil.
Cette notion classique de clignement est bien connue dans l’exophorie décompensée.
La stimulation rétinienne, par un excès de luminosité, en est un exemple classique. Il y a en effet deux moyens d’éviter les troubles visuels associés à un trouble de disparité
:

• Supprimer l’effort fusionnel et accepter la diplopie (réaction pratique mais rare);
• Fermer un œil.

Beaucoup d’auteurs ont insisté sur le fait que le clignement n’était pas destiné à supprimer la diplopie. On joue ainsi sur les mots en décrivant tout de même un comportement « pré-diplopique  ». Souvent ce réflexe de clignement est inconscient. Ce n’est qu’en portant leurs prismes que les patients se rendent compte qu’ils ne ferment plus un œil, pour lire par exemple.
Ce meilleur confort monoculaire est facilement mis en évidence lorsqu’on mesure l’acuité visuelle. Chez les patients orthophoriques l’acuité visuelle binoculaire est meilleure que l’acuité visuelle monoculaire. Chez certains patients hétérophoriques symptomatiques, c’est logiquement l’inverse.
Cette situation est liée au déséquilibre accommodatif qui est un corollaire permanent des troubles fusionnels. Le flou rétinien et l’adaptation des vergences sont des systèmes qui s’ajustent en permanence l’un à l’autre. Ces observations ont conduit à la notion de « viscosité des vergences  » qui représente la capacité d’un patient de passer d’une vision nette de près à une vision nette de loin et inversement.
Le déséquilibre accommodatif et son corollaire, la céphalée, dominent la symptomatologie. Ces troubles d’accommodation peuvent conduire à des diagnostics erronés
; une exophorie, mal tolérée sur le plan fusionnel, peut entraîner un spasme d’accommodation et une ésodéviation associée, masquant l’exodéviation sous-jacente. Des cas semblables ont été décrits par Mühlendyck [5] qui a évoqué la notion, justifiée à nos yeux, de pathophorie. S’il existe des cas d’hyper-accommodation compensatrice d’une exophorie, von Noorden a décrit dans son livre des cas d’hypo-accommodation dynamique compensant une ésophorie.
Ces notions introductives permettent de nous rendre compte que les troubles phoriques peuvent être tellement gênants pour le patient, qu’elles entraînent chez eux des troubles compensatoires de type diplopie, suppression de la vision binoculaire ou troubles accommodatifs qui sont des symptômes extrêmement invalidants évoquant la notion décrite plus haut de macrosymptômes pour une micropathologie.
À ce stade, ces patients peuvent présenter des troubles psychologiques qui sont une conséquence directe de leurs symptômes. Il est alors tentant de les classer parmi les patients psychosomatiques ou, pire, psychiatriquement instables. On commet ainsi la double erreur de méconnaître la cause réelle de la symptomatologie visuelle et de confondre la conséquence et la cause.
Dans 25 à 30  % de nos cas, les patients se plaignaient de douleurs au niveau des extrémités du rachis. Elles ne dépendaient pas de l’âge. Dans tous les cas, où il n’existait aucun support organique aux douleurs nucales ou dorsales, la prescription de prismes de faible puissance a permis une amélioration de la situation. Cette notion a été abordée par les posturologues. Les relations qui existent entre la musculature tronculaire et l’équilibre de la fixation binoculaire, ont déjà été évoquées dans les travaux évoquant l’équilibre visuel et la statique.
Elles expliquent probablement pourquoi, même si l’approche méthodologique est radicalement différente de la nôtre, les posturologues enregistrent parfois des résultats sensoriels spectaculaires en prescrivant, comme nous, de petits prismes, de préférence sous forme asymétrique.

Méthodologie
Examen systématique
• Réfraction classique. Prescription de la correction totale d’emblée sauf en cas d’astigmatisme fort ou en cas d’amétropie sphérique < 1,5  ∂.
• Mesure de la phorie de loin et de près avec la correction obtenue
:
¬ De près
: aile de Maddox,
¬ De loin
: mesure classique sur point lumineux fixé à 6 m et verre strié rouge.
• Limites normales acceptées
: E’3 - X’8/E2 - X2.
Limites anormales
: des prismes sont proposés si la phorie est anormale de près ou de loin. En pratique, nous prismons préférentiellement les cas où l’hétérophorie de loin et de près est de même sens. Nous proposons d’abord un prisme de 1 à 2  ∆ alternativement sur l’œil droit puis sur l’œil gauche. L’arête du prisme est toujours orientée dans le même sens que la déviation phorique (prisme conforme).
Attendre un bénéfice subjectif immédiat. Le choix de l’œil acceptant le prisme en premier lieu est essentiel.
Si aucun avantage sensoriel n’est ressenti (confort de lecture, meilleure acuité visuelle binoculaire)
: pas de prisme.
Si un avantage sensoriel est ressenti
: ajuster la prescription prismatique de manière subjective en évitant la moindre surcorrection. La prescription prismatique totale ne doit, de toute façon, jamais dépasser 5  ∆. La prescription sera le plus souvent asymétrique. Le prisme le plus puissant étant placé devant l’œil qui a le mieux accepté le prisme au départ.
• Vérifier l’équilibre accommodatif de la réfraction initiale
;
• Intégration immédiate du ou des prismes dans la prescription, qu’il s’agisse de verres uni, bi ou multifocaux.

En pratique clinique quotidienne, nous ne laissons jamais un patient partir avec une prescription optique sans avoir au minimum mesuré sa phorie de près après correction. En pratique, c’est suffisant et très rapide à exécuter (une phorie isolée de loin, sans signe d’appel est exceptionnelle).

Notre test de disparité

Depuis 1992, nous utilisons un test de mesure qualitative de la disparité. Ce test (figure n° 1) a été conçu par Weiss [12] et est disponible au CERES à Paris (l’auteur n’a aucun intérêt financier dans ce test). Il dérive du principe classique d’appréciation de la disparité décrit plus haut.
Il s’agit d’un dispositif comportant un grand carré noir représenté sur un support en plastique sur lequel se détachent trois lettres centrales (OXO) entourées de petits ronds blanc pour assurer une fusion péricentrale et maintenir une bonne fixation bifovéolaire. Le sujet doit fixer le X central
; un trait vertical imprimé en rouge, et un trait plus épais, imprimé en vert permettent de dissocier les yeux en utilisant une lunette rouge-verte classique. Le rouge étant plus lumineux que le vert, la différence d’épaisseur permet de restituer une perception visuelle superposable entre l’œil droit et l’œil gauche.
Le test est présenté à une distance de 4 mètres. La pièce d’examen doit être fortement éclairée et le patient doit porter ses lunettes avant de fixer le test. Les mouvements apparents ont une amplitude tellement faible que le patient doit éviter de mémoriser la position réelle des deux traits colorés. Le patient doit être prévenu de la faible amplitude du mouvement qu’il doit observer sinon il répond invariablement que rien ne bouge…
Il s’agit d’un test qualitatif
: le patient doit signaler s’il perçoit un déplacement d’une ligne par rapport à l’autre et, si oui, dans quel sens est ce mouvement. Par analogie aux mesures classiques on définit une ésodisparité et une exodisparité. La disparité sera en outre qualifiée d’homonyme si elle est dans le même sens que la phorie et d’hétéronyme si elle est de sens inverse. Ce test est systématiquement présenté chez tous nos patients présentant une phorie sortant des limites de la normale.
Nous avons testé la sensibilité de ce test auprès de 104 patients prismés. Une anomalie de disparité a été mise en évidence dans 67,3  % des cas. Ce chiffre définit la sensibilité du test, à savoir la proportion de disparités anormales chez des patients anormaux. Comme tous les auteurs avant nous, nous avons observé des réponses de disparités hétéronymes, ce qui est évidemment paradoxal. Il est encore plus surprenant de constater que 30  % des réponses pathologiques observées sont de ce type
! Il s’agit, probablement d’une anomalie de localisation de l’image, d’origine centrale, liée à une micro-anomalie de fusion. Si ce test présente des limites de sensibilité, il se normalise dans plus de 90  % des cas après correction prismatique. Il peut constituer cependant une excellente valeur comparative au cours du temps chez un même patient. Il peut, en outre, avoir une valeur prédictive en cas de modification réfractive.
Pour en apprécier la spécificité, nous l’avons testé chez 9 patients hétérophoriques non symptomatiques. Un seul cas avait une disparité pathologique. Ce cas présentait une phorie inverse de loin et de près et il n’a pas été prismé. Dans tous les autres cas, non seulement la disparité était normale, mais la correction prismatique n’était pas supportée et a même provoqué une diplopie dans un cas.
Certains auteurs rejettent en bloc l’utilisation clinique des tests de disparité, considérant qu’ils constituent un simple artefact. Kommerell [3] suggère la réalisation d’une étude randomisée
: primes conformes (bases opposées) versus prismes dont les bases seraient placées dans la même direction… Pourquoi pas, après tout…?

Commentaires
Logique de la faible puissance prismatique

La méthode proposée est une évaluation purement clinique.
Elle se base cependant sur des mesures précises et reproductibles.
Elle propose en outre une aide prismatique logique pour deux raisons
:

• Les prismes proposés soulagent un effort fusionnel déficitaire (prismes conformes);
• La faible puissance est adaptée à la faible importance du déficit fusionnel réel.

Tout patient soumis depuis longtemps à un déséquilibre phorique latent développe en effet des capacités adaptatives proportionnelles. Cette notion est universelle et explique facilement pourquoi les Esquimaux sont moins frileux que les brésiliens…
La prescription de petits prismes est donc fondamentalement différente de la prescription prismatique classique qui s’adresse à des patients décompensés. C’est précisément pour ces raisons que notre méthode n’a jamais entraîné de décompensation.
C’est aussi à cause de cette notion de déficit fusionnel subliminaire que des prismes de très faible puissance sont à la fois nécessaires et suffisants.

Prismes et presbytie

La plupart des prescriptions intégrant des prismes s’adressent à des patients présentant une phorie de même sens de loin et de près. À l’âge de la presbytie, l’intégration de prismes dans des verres progressifs est très simple à réaliser, contrairement à ce que l’on croit. Elle ne permet cependant pas de prescrire des prismes de puissance différente de loin et de près. Le cas échéant, il faut alors recourir à des verres double foyers taillés (type Franklin). Seule la firme Zeiss offre ce service. Quoi qu’il en soit, nous constatons que le traitement de l’hétérophorie symptomatique est souvent négligé à l’âge de la presbytie. La rééducation est souvent moins efficace et la fréquence de diplopie intermittente est logiquement plus élevée.
(69  % contre 12,5  % dans l’ensemble de la population). Si la nécessité d’une aide prismatique est parfois circonstancielle et transitoire chez les patients plus jeunes (profession, fatigue, grossesse…), elle est systématiquement indispensable et permanente après 50 ans. Même si l’aide prismatique peut être prescrite en deux temps (sur un œil puis sur l’autre), nous n’avons jamais imposé à nos patients de renouvellements de verres plus fréquents que ceux qui s’imposent à une population comparable. Les prismes ne sont évidemment prescrits qu’à des patients parfaitement cohérents quant aux réponses aux mesures déviométriques et au bénéfice sensoriel subjectif. Le ratio bénéfice sensoriel/coût est très élevé et justifie largement la démarche.

Résultats
Les plaintes

Les différentes études réalisées sur nos patients depuis 12 ans conduisent toutes à une proportion de 75  % de résultats excellents, à savoir la suppression des plaintes asthénopiques comprenant les troubles accommodatifs, la céphalée, les douleurs oculaires, les douleurs nucales et dorsales, la diplopie intermittente et la photophobie.
Dans 25  % des cas les patients se sont dits améliorés. Il n’est pas simple de dissocier la part liée à la correction de l’amétropie et à la correction prismatique. En restaurant un équilibre phorique, les prismes permettent la prescription de la COT dans la plupart des cas.
On passe ainsi de la notion de « sous-correction optimale  » à la notion de « correction totale optimalisée  ». Par ailleurs, une proportion non négligeable de nos patients prismés est emmétrope. Il se peut que certains patients soient tentés d’optimiser leur résultat subjectif devant nous. En revanche, les patients sont volontiers revendicateurs, a fortiori lorsque la dépense imposée est relativement élevée. Nous avons cependant constaté, qu’en appliquant strictement notre méthode, nous n’avons observé aucun rejet des prismes. Les seules aggravations de plaintes ont été secondaires à des erreurs de montage optique. Nous vérifions d’ailleurs à chaque consultation la juste adéquation du sens et de la valeur du ou des prismes que nos patients sont censés porter. Les erreurs d’opticien existent, la suppression des prismes par les confrères est plus fréquente (sans que nous en soyons toujours informés…).

La correction prismatique

Pour les raisons que nous avons déjà évoquées quant à la physiopathologie qui sous-tend ces problèmes, nous n’avons jamais provoqué de décompensation nous conduisant à augmenter les prismes au-delà des limites que nous nous sommes imposées. Nous constatons au contraire que, dans certains cas d’hétérophories décompensées de façon intermittente, le port d’une prescription prismatique limitée à 5  ∆, pouvait stabiliser efficacement la situation.
Enfin, dans 25  % des cas, la correction prismatique peut être diminuée, ce qui conduit à la supprimer dans un cas sur deux. Pour combien de temps
? Au moins pour quelques années dans notre expérience, mais la vie est de plus en plus longue. L’hypermétropie latente finit toujours par nous rattraper, les prismes aussi?
Un élément à considérer est l’évolution spontanée du déséquilibre phorique chez certains patients. Nous l’avons constaté dans 2,5  % de nos cas, toujours dans le sens de la diminution.
Cette évolution à sens unique « dans le bon sens  » est étonnante. Le meilleur équilibre fusionnel y jouerait-il un rôle
?

Les classes d’âge

Notre expérience personnelle porte sur plus de 500 patients prismés. Le follow-up le plus long est de 12 ans. L’analyse d’environ 200 dossiers est évoquée ci-dessous sous forme de tableau (figure n° 2) reprenant les indications par classes d’âge. Trois classes d’âge frappent l’attention: les 10 à 15 ans, les 20 à 25 ans et les 35 à 40 ans.
Les deux premières catégories comprennent des patients jeunes mais en plein essor professionnel
; quant aux futurs « quadras  », ils sont souvent, eux aussi, en pleine activité mais ils deviennent moins jeunes…

La puissance

Quelles que soient les méthodologies employées, quelles que soient aussi, dans une certaine mesure, l’importance de la déviation phorique sous-jacente, il est frappant de constater que tous ceux qui utilisent des prismes de faible puissance se limitent à une puissance totale de 4 à 5  ∆. Notre hypothèse est, qu’au-delà de cette marge, on s’adresse à un déséquilibre qui n’est plus subliminaire et qui tend à basculer vers une décompensation anatomique qui est alors classiquement prise en charge par une correction prismatique proportionnelle ou par la chirurgie. Dans notre expérience, près de 50  % des prescriptions ne dépassent pas 2  ∆.

L’asymétrie de prescription

La nécessité d’une prescription asymétrique pour optimaliser l’aide prismatique est d’une évidence clinique étonnante. Les hésitations des patients sont rarissimes. Il arrive même qu’un patient contre-indique un prisme sur un œil et l’indique formellement sur l’autre œil. Par analogie à la position souvent asymétrique des yeux chez les patients décompensés, sous anesthésie générale, nous partageons l’hypothèse proposée par André Roth: l’asymétrie de prismation correspondrait à une asymétrie anatomique sous-jacente. Cela expliquerait le fait qu’il n’y a pas de relation entre cette asymétrie et la dominance de fixation. Dans notre expérience, environ 80  % des prescriptions sont asymétriques. Comme elles sont souvent très peu puissantes, cela signifie en pratique qu’elles sont souvent unilatérales.

Population cible: les anomalies réfractives « contre la règle  »

La nature étant souvent bien faite, il existe une vérité statistique qui satisfait doublement l’amétrope corrigé: la plupart des patients myopes sont exophoriques et un grand nombre de patients hypermétropes sont ésophoriques. La correction de leur amétropie rétablit alors un meilleur équilibre entre l’accommodation et la vergence.
Il en va autrement chez les myopes ésophoriques et les hypermétropes exophoriques.
Chez ces patients, la correction de l’amétropie conduit à une augmentation du déséquilibre phorique sous-jacent. C’est la raison nous nous sommes permis de les qualifier de « contre la règle  ». Ces patients se débrouillent tant bien que mal pour résister à cette situation
: port intermittent des verres, rejet de la correction optique totale (COT), préférence pour des verres mal centrés entraînant un bénéfice prismatique fortuit, meilleure vision en monoculaire, dystonie accommodative, céphalée chronique. Ils se plaignent de ne « jamais voir bien  », surtout pas avec leur correction optique totale (a fortiori lorsque celle-ci a été consciencieusement déterminée sous cycloplégie). Leur situation sensorielle les rend difficiles à examiner et difficile à comprendre.
Le
« chaînon manquant  » pour aborder ces patients est pourtant très simple: mesurer la phorie. Le placement d’un prisme est perçu comme un soulagement immédiat: amélioration de l’acuité visuelle binoculaire, amélioration de la « viscosité des vergences  » lors de l’alternance de fixation loin-près, stabilité de la vision, confort subjectif important lié à plusieurs facteurs simultanés: stabilité accommodative, meilleure vision, moindres sollicitations proprioceptives et soulagement psychologique d’avoir enfin trouvé « le bon verre  ».
Ces patients représentent plus de 70  % des prescriptions prismatiques des amétropes.
Les spasmes accommodatifs qu’ils présentent désavantagent surtout les myopes qui acceptent d’autant plus facilement d’être surcorrigés qu’ils ont souvent d’excellentes réserves accommodatives.
Sachons par ailleurs que près de 20  % de nos patients prismés sont emmétropes et « voient mieux  » avec des verres « non correcteurs…  »

Application du principe précédent: l’anticipation
L’évolution réfractive

En cas de modification du statut réfractif (le plus souvent, un hypermétrope qui devient myope), des symptômes asthénopiques peuvent apparaître d’autant plus vite que la situation est nouvelle pour le patient. L’intérêt d’une mesure systématique de la phorie est de pouvoir anticiper ce type de plaintes en cas d’évolution réfractive.

Le passage aux verres de contact

Un autre exemple d’anticipation est le passage à la correction par lentilles de contact. On perd alors l’effet prismatique des verres. L’utilisation du test de disparité que nous avons décrit plus haut offre un grand intérêt lors de la phase d’essai des lentilles. Ce test est plus spécifique que sensible. Cela signifie que s’il est pathologique, il y a de fortes chances pour que le port prolongé des lentilles soit asthénopisant. Il faut alors conseiller le port occasionnel. S’il est normal, les plaintes asthénopiques ne sont pas exclues. Il vaut mieux proposer un essai clinique d’une quinzaine de jours.

Commentaires

Personne ne conteste qu’il n’existe pas de relation simple entre le système accommodatif et le système des vergences. On accepte aisément qu’une correction de +0,50  ∂ puisse être indispensable, parce que c’est une constatation clinique fréquente, que tout le monde le sait et que tout le monde la mesure. Le concept de la correction réfractive est cependant plus simple que celui de la correction prismatique. Dans le premier cas, une seule règle non contestable: l’adéquation stricte de la correction optique. Dans le deuxième cas, l’adéquation prismatique n’est pas strictement proportionnelle et tranche par rapport à l’usage connu des prismes.
Nous voulons introduire notre expérience dans ce cours sur la réfraction pour insister sur le fait que les prismes sont un facteur primordial dans la gestion du stress accommodatif.
Bielschowsky a décrit des spasmes accommodatifs associés à une exophorie, réfractaires aux cycloplégiques et traités par des prismes, base nasale. Mühlendyck a décrit un cas semblable où le seul test permettant le diagnostic était l’amélioration par les prismes (échec des tests d’occlusion). Ces cas extrêmes sont démonstratifs de l’intérêt d’une correction prismatique intégrée pour obtenir « la paix accommodative  » pour paraphraser le Professeur Quéré qui a tant évoqué « la paix oculogyre  » à propos de la chirurgie des strabismes. Des analogies strabologiques sont d’ailleurs possibles. Comme le nystagmique peut préférer sa position de torticolis à ses lunettes, l’hétérophorique peut préférer son équilibre phorique à ses lunettes.
En outre, il existe de nombreuses familles mêlant des patients phoriques ou strabiques. Une incidence familiale a été constatée dans 8  % de nos patients prismés.

Conclusion

Mon expérience montre que bien souvent les enseignements ne suffisent pas pour faire adopter une nouvelle méthode thérapeutique; il faut l’appliquer à soi-même ou à un membre de sa famille.
Un confrère ophtalmologue, myope et fortement exophorique après COT, a essayé sur lui-même un prisme, base nasale, de 2  ∆. Il a constaté que son acuité visuelle de loin augmentait, que son confort visuel était amélioré et que sa lecture était facilitée. Il ne s’est pas prescrit de prisme de peur de devoir en augmenter la puissance…

Bibliographie

1. Crone RA. Diplopia, 2d édition. CERES. Ed. 1993.
2. Jampolsky A, Flom BC, Freid AN. Fixation disparity in relation to heterophoria. Amer J Ophthal 1
957; 43: 97-106.
3. Kommerell G, Gerling J, Bach M. Ball M. Dissociated and associated phoria
: do they indicate asthenopia? Orthoptic Congress, Stockholm, Sweden, 1999, 264 -268.
4. Linksz A. Therapeutic uses of prisms
: Discussion. Ocular Motility Int Ophthal Clin, 1971, vol. 11, n° 4.
5. Motsch S, Mühlendyck H. Visual impairment in exophoria compensated by accomodative convergence. 25 th ESA meeting, Jérusalem, 1999, 232-235.
6. Ogle KN, Mussey MA, Prangen AD. Fixation disparity and the fusional processus in binocular single vision. Amer J Ophthal, 1
949; 32: 1069-1087.
7. Paris V. Traitement prismatique de la décompensation phorique à l’âge de la presbytie. Bull Soc Belge Ophtalmol 1
999; 273: 23-29.
8. Paris V. Etude de la disparité de fixation dans le syndrome asthénopique. Bull Soc Belge Ophtalmol 1
995; 259: 165-173.
9. Paris V. Prismes et hétérophories. Acta stabologica CERES, 1
992, 9-17.
10. Paris V, Saya H. Correction prismatique de l’hétérophorie latente symptomatique. Bull Soc Ophtalmol France, 1
992; 10: 985-991.
11. Paris V, Weiss JB. Treatment of symptomatic heterophoria by small prisms. VIIth. International Orthoptic Congress Kyoto, 1995, 113-117.
12. Weiss JB. Disparité de fixation. Acta Strabologica CERES 1992, 19-25.

Date de création du contenu de la page : Juin 2010 / date de dernière révision : Décembre 2010