Réfraction de l'Enfant : la réfraction préstrabique Guy Clergeau & Alain Péchereau
Introduction

Si le concept le plus admis est que l’hypermétropie ne s’accompagne pas systématiquement d’une hyperconvergence, elle est au minimum un élément de décompensation dans le système plus ou moins fragile de l’accommodation-convergence. Pour certains auteurs comme Gobin et Bérard l’hypermétropie du sujet strabique doit plutôt être interprétée comme une conséquence de la déviation oculaire et non sa cause.

Littérature

Une connaissance précise de la situation réfractive préstrabique est issue de l’ensemble des travaux prospectifs et rétrospectifs réalisés dans la recherche des facteurs de risque du strabisme ou de l’amblyopie. Un certain nombre de chiffres clés sont issus de ces travaux.

Kramar (1977) [20] a établi ce risque pour une sphère de base > +2,00  ∂ en présence d’antécédents strabiques.
Ingram et al (1977,1985,1990) [13,14 & 15] donnent la même valeur avec plutôt pour la sphère méridienne une hypermétropie > +3,50  ∂ à 9 mois.
Atkinson et al (1987,1993,1996) [4,5 & 6] et Anker et al (1992,1995) [2 & 3] à partir de plus de 3000 enfants de 6 à 8 mois ont retenu la valeur de H > +3,5  ∂ à 9 mois sous cycloplégie et > +1,50  ∂ en réfraction manifeste. Dans cette situation, le risque strabique est apparu multiplié par 13.
Aurell et al (1990) [7] ont trouvé pour H > +3,75  ∂ à 6 mois un risque de 17,6  % de strabisme en cas d’antécédents.
Clergeau (1993) [10] a retrouvé pour 53 enfants ayant présenté secondairement un strabisme, une réfraction pour l’examen systématique du 9e mois une hypermétropie moyenne de +3,42  ∂ qui passe à +3,67  ∂ au premier bilan de strabisme. Le cylindre avait légèrement régressé (-0,20  ∂) et l’anisométropie sensiblement augmentée (+0,25 ∂).

Le second groupe de données concerne le problème de l’accommodation et de l’emmétropisation.

Howland et al (1987) [12] avaient montré en vidéoréfraction que les troubles accommodatifs à la fixation, liés en particulier à l’hypermétropie non physiologique et plutôt dans le sens de l’hypo-accommodation, prédisposaient à l’amblyopie.
Ingram et al (2000) [18] confirment pour un groupe d’examens systématiques avec H > +5,25  ∂ l’existence d’une altération de la relaxation accommodative et de l’accommodation tonique, qui sont présentes avant l’apparition du strabisme.
Ingram et al (2003) [19] ont également trouvé une déficience de l’emmétropisation avant la survenue d’un strabisme. L’évolution de la réfraction a été analysée chez 210 enfants strabiques en compa-rai-son avec 2710 enfants non strabiques, avec un bilan effectué entre 5 à 7 mois et l’autre à 42 mois. Pour un équivalent sphérique > +2,75  ∂ au premier examen, il est apparu que l’hypermétropie diminuait moins chez les sujets devenant strabiques (80  % des yeux avec défaut d’emmétropisation sont devenus strabiques).
Aurell et al (1990) [7] avaient également signalé que les fortes hypermétropies présentaient des troubles accommodatifs précoces.
Ingram et al (1991) [16] confirment que la plupart du temps chez le futur strabique l’hypermétropie significative initiale ne diminue pas (64  % des cas). Inversement un strabisme n’est apparu que chez 10  % des enfants ayant présenté une emmétropisation. Ces données sont également retrouvées en 1994 [17] en insistant sur l’existence précoce des troubles accommodatifs.
Abrahamsson et al (1992) [1] ont analysé l’évolution entre 1 et 6 ans de sujets ayant présenté un strabisme secondaire (41Et et 21Xt). Il a été noté que l’augmentation de l’hypermétropie pouvait précéder l’apparition du strabisme.
ѓtudes Personnelles

Les résultats de 1993 ont été élargis à une série actuelle de 98 dossiers. Il s’agit toujours d’examens systématiques pour lesquels aucune déviation n’avait été trouvée.

Analyse globale

Il apparaît dans le tableau 1 l’âge moyen et la valeur moyenne de la sphère méridienne au stade d’examen systématique (SK1), lors du premier bilan du strabisme (SK2) et au stade de réfraction maximale (SK3).


SK1

SK2

SK3

Âge moyen (mois)

11,3 ±4,8

47,2 ±23,9

73,3 ±36,4

Sphère méridienne

+3,59  ∂ ±2,17

+3,31  ∂ ±2,29

+4,03  ∂ ±2,30

Tab 1. évolution de l’hypermétropie.


L’âge du premier examen strabique apparaît relativement tardif mais avec un écart-type important.
L’hypermétropie initiale est nettement significative avec 50  % des observations > +3,50  ∂ comme dans le cas général. La réfraction du premier bilan strabique est peu différente de celle du bilan initial et la décompensation totale de l’hypermétropie est modérée de 0,50  ∂ à 0,75  ∂ selon la valeur initiale de référence.

Analyse selon la déviation

La même analyse a été réalisée en séparant les ésotropies des exotropies


SK1

SK2

SK3

Âge moyen Et (mois)

10,7 ±3,4

45,9 ±23,0

73,7 ±37,6

Sphère méridienne Et

+3,91  ∂ ±2,04

+3,60  ∂ ±2,33

+4,30  ∂ ±2,21

Âge moyen Xt (mois)

13,7 ±8,22

52,4 ±27,0

71,2 ±32,0

Sphère méridienne Xt

+2,27  ∂ ±2,23

2,13  ∂ ±1,73

2,85  ∂ ±2,43

Tab 2. évolution ésotropie et exotropie.


Le tableau 2 confirme le petit décalage connu dans l’apparition des exotropies. L’hypermétropie est plus marquée pour les futures ésotropies que pour les exotropies. Toutefois l’hypermétropie moyenne de l’exotropie reste significative. Le schéma évolutif général reste identique dans les 2 types de déviation. En complément on notera que 44  % des observations présentaient un antécédent strabique et 55  % un antécédent réfractif.
Les exotropies représentent 19,4  % de cette série, ce qui n’est pas surprenant compte tenu qu’elles sont d’apparition plus tardive et qu’il existe donc un biais de sélection par rapport aux examens systématiques.
Une comparaison des données a été effectuée par rapport à notre groupe des strabismes étudiés dans le cas général. Sur les 255 dossiers retenus, il a été trouvé 90,6  % d’ésotropies avec une moyenne réfractive maximale de +4,29  ∂ ±2,41 et de +2,88  ∂ ±2,76 pour les exotropies.
Les sujets issus de la série préstrabique présentent donc un profil strictement identique à celui du cas général.

La théorie de Gobin

Sans qu’elle fasse particulièrement référence à la réfraction prés-tra-bique, la théorie de Gobin (1968) [11] s’individualise entre autres, par le fait qu’elle considère qu’avant l’apparition du strabisme il n’y a pas de pathologie réfractive. S’il existe bien le plus souvent une hypermétropie, celle-ci est sur la voie naturelle de la régression par le biais de l’emmétropisation. Cette théorie, également soutenue par Bérard (1980,1982) [8 & 9], explique le devenir de 3 situations possibles.

• Si le sujet est orthophorique, l’hypermétropie est compensée par une accommodation tonique (et non sensible aux cycloplégiques?) qui va progressivement modifier la forme du cristallin pour conduire à l’emmétropie. La convergence est pour sa part essentiellement contrôlée par la fusion. L’accommodation ne provoque pas d’hyper-con-ver-gence.
• Si le sujet devient phorique, il s’installe un conflit entre « le voir double et le voir flou  ». Le choix est généralement celui de la 2e solution. La conséquence est chez l’ésophorique une inhibition de l’accommodation et en particulier de l’accommodation tonique. Il y a arrêt du processus d’emmétropisation et l’hypermétropie persiste ou augmente. Chez l’exophorique, il se développe à l’inverse une hyperaccommodation qui va favoriser l’évolution vers la myopie. Pour Gobin une des causes possibles de la situation phorique est une malposition des muscles obliques (sagittalisation) qui entraîne une cyclophorie bilatérale. À ce stade la pathologie accommodative et la pathologie réfractive seraient réversibles.
• Si le sujet devient tropique, le réflexe de fusion disparaît et il peut à nouveau voir net en utilisant son accommodation. Le problème est que celle-ci a été altérée dans la phase précédente. La quantité d’accommodation nécessaire à neutraliser l’hypermétropie n’est plus normalement corrélée à cette dernière.

Au total, la conclusion de cette théorie est que « l’enfant ne louche pas parce qu’il est hypermétrope mais il est hypermétrope parce qu’il louche  ».
Il faut ajouter à cette conclusion qu’une chirurgie adaptée suf-fi-samment précoce (reculs sur anses des droits médiaux + chirurgie des 4 obliques) permet de récupérer la fusion et l’accommodation, donc l’emmétropisation ce qui autorise la suppression de la correction optique.

Discussion

La théorie de Gobin s’individualise donc assez nettement par rapport aux schémas habituellement évoqués dans la pathogénie du strabisme.

Le statut réfractif préstrabique

Le constat que sur les 90  % d’enfants hypermétropes à la naissance seuls 3 à 4  % présenteront un strabisme est une argumentation totalement inefficiente. Le problème est en réalité qu’au moins 50  % des strabiques ont une hypermétropie significative (>+3,50∂). L’existence de ce facteur de risque a été confirmée par tous les auteurs. Il faut bien entendu y ajouter le facteur héréditaire avec ses modulations plus ou moins claires.
Si l’on suppose que dans la théorie de Gobin au moins une partie des sujets est nettement hypermétrope, cela voudrait dire qu’il existe au minimum une certaine corrélation entre hypermétropie et troubles phoriques. Cette supposition est en contradiction avec le concept de trouble phorique initial isolé.

Le problиme de l’hypermétropie latente

D’après Bérard, la situation d’emmétropie passe par le développement d’une accommodation tonique non libérable par cycloplégie. Le fait qu’une hypermétropie puisse réapparaître est en contradiction avec une description anatomique cristallinienne en principe irréversible à cet âge. Pour mieux comprendre le mécanisme de blocage de l’emmétropisation il faut se référer à la description devenue classique de l’hypermétropie (Roth) [21]. L’hypermétropie qualifiée de totale qui représente un œil n’ayant plus d’accommodation, comporte 2 parties: d’une part l’hypermétropie manifeste mise en évidence par un examen subjectif en éliminant les conditions de stimulation accommodative (page 5), et d’autre part une hypermétropie latente qui n’est libérable qu’après cycloplégie et surtout port prolongé de la correction optique totale. En d’autres termes, l’apparition du strabisme entraîne par la nécessité de sa correction optique totale la libération de l’hypermétropie fonctionnelle qui était latente mais ne crée nullement un état hypermétropique nouveau par modification anatomique.

Le problиme de l’accommodation

La proposition du développement d’une hypo-accommodation chez l’ésotrope est le seul point qui apparaisse consensuel. Mais ce qui est intéressant, est le fait que si ce désordre accommodatif a été noté par la plupart des auteurs cités précédemment, il l’a été non pas au début du strabisme mais avant sa constitution. Ce n’est donc pas le problème phorique qui en serait à l’origine mais bien une hypermétropie non physiologique. On pourrait certes considérer que le trouble accommodatif est un premier signe de phorie, mais ces anomalies sont en fait notées dès le premier examen systématique et ne conduisent pas sys-té-ma-ti-quement au strabisme. Inversement l’exotrope a tendance à hypertrophier son accommodation-convergence pour compenser la déviation, sa binocularité étant en principe plus longtemps conservée.

Accommodation et déviation strabique

Dans la théorie de Gobin, la nature de la déviation et la réfraction qui lui est associée dépend du type de phorie initiale et donc de la localisation spatiale des suppressions qui en sont la conséquence. Or si l’ésotropie peut s’expliquer par l’hyperstimulation variable d’une accommodation déficiente qui facilite par ailleurs le développement de l’hypermétropie, l’existence d’une myopisation chez l’exotrope par un mécanisme inverse n’est aucunement confirmée par l’observation. Non seulement il existe une prédominance d’hypermétropies dans le strabisme divergent, mais la décompensation de l’hypermétropie latente y est souvent plus manifeste et plus tardive.

L’emmétropisation post-chirurgicale

La dernière particularité de la théorie de Gobin est qu’il suffirait de rétablir la fusion et la binocularité pour relancer le processus d’emmétropisation.
Tous les auteurs qui s’intéressent à la réfraction n’ont pas o-bli-ga-toi-rement testé la technique chirurgicale préconisée par Gobin. Inversement-, ni Gobin, ni Bérard ne semblent avoir réalisé d’étude longitudinale cycloplégique post-chirurgicale de la réfraction permettant de vérifier leurs affirmations. Il est en tout cas certain que la plupart des strabiques opérés présentent une hypermétropie résiduelle significative. Dans le cas particulier de la technique de Gobin, la correction optique redevenue souvent nécessaire risque fort de faciliter l’exotropie consécutive, sans parler du problème des amblyopies.

Conclusion

Finalement aucun élément de la théorie défendue par Gobin et Bérard ne semble objectivement défendable, tout au moins en ce qui concerne l’histoire réfractive du strabique.


Références
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: A & J Péchereau, éditeurs. Le strabisme accommodatif. Cahiers de sensorio-motricité. Nantes: FNRO Éditions; 2003; p 7-21.

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