La vision de l'enfant : quel dépistage et quelles indications ? Guy Clergeau et Mireille Morvan
Il apparaît donc que l’examen clinique de la sphère oculaire et du comportement visuel fait partie depuis longtemps des bilans systématiques du nourrisson. En dépit de ce programme médicosocial, il se dégage une situation non univoque sur le degré de son efficacité, ce qui justifie une analyse objective et comparative des divers moyens utilisables. Il faut définir un âge optimal de 1er examen et évaluer les méthodes utilisables en fonction des objectifs.

Le dépistage comportemental


L’examen est apparu simple dans son principe avec comme intérêt d’évaluer précocement la fonction visuelle et surtout de se passer de la présence d’un médecin en l’absence de toute intervention pharmacologique. Toutefois le caractère nettement variable dans le comportement et la coopération de l’enfant a amené les investigateurs du rapport de l’ANAES sur l’amblyopie à confirmer que le taux élevé de résultats non appropriés ne permettait pas de valider cette technique en tant qu’examen de dépistage. Ce constat ne retire rien à l’intérêt de la méthode dans l’évaluation visuelle et le suivi des cas particuliers d’amblyopie importante comme dans les situations de cataracte congénitale ou des cas de non-communication comme chez les handicapés moteurs cérébraux.

Le dépistage visuel subjectif


Il représente la base classique des programmes de suivi médico-social. Néanmoins ce type d’examen comporte un risque non négligeable d’erreurs liées aux conditions d’examen, au choix des tests et au caractère de l’enfant. Nous avons également vu que l’utilisation des échelles décimales n’était pas optimale pour détecter des différences sensibles entre les 2 yeux.
Tous ces éléments ont également conduit le groupe de l’ANAES à confirmer l’incertitude diagnostique de l’examen visuel subjectif avant l’âge de 4 ans.
Néanmoins, quelles que soient les insuffisances potentielles du système, ces contrôles doivent rester le garde-fou essentiel dans la surveillance des enfants et la faille principale est plutôt la pénurie médicale qui ne permet souvent plus de respecter le timing théorique des contrôles qui devraient avoir lieu systématiquement à 3 et 6 ans. En particulier il n’est pas normal de découvrir des déficits visuels importants après l’âge de 4 ans.
Il faut toutefois signaler que certains pays nordiques comme la Suède ont retenu comme bilan de référence l’examen subjectif à 4 ans, dans le cadre d’un bilan général de santé. Le motif invoqué est qu’à cet âge le diagnostic d’amblyopie devient facile et que le traitement est efficace. Nos résultats personnels ne confirment pas cet optimisme puisque les résultats des traitements montrent- 55 % d’amblyopies résiduelles dont la moitié avec une acuité inférieure à 4/10. Une des raisons de cette situation est la mauvaise coopération fréquente à partir de cet âge. On notera aussi que les publications suédoises constatent au moins 25 % d’échecs. Derrière les justifications médicales apparaissent en fait des motifs économiques.
À côté des problèmes de l’amblyopie il faut signaler que plusieurs travaux ont confirmé les difficultés scolaires des enfants présentant des amétropies simples corrigées trop tardivement et en particulier l’hypermétropie.

Le dépistage réfractif


En marge du cas général où se pose la question de l’âge optimal du premier dépistage, le groupe de travail de l’ANAES a établi un listing de situations maternelles et infantiles représentant une situation de facteurs de risque justifiant un examen clinique précoce comportant entre autres un examen réfractif.

Les facteurs de risque


Les facteurs de risque concernent 3 domaines :
  • Les situations cliniques : grossesse et accouchement pathologiques, affections congénitales ou génétiques et prématurité.
  • Les antécédents familiaux sensori-moteurs : amblyopie, strabisme mais aussi les fortes amétropies.
  • Les anomalies réfractives du nourrisson.

Les risques cliniques


Pathologie de la grossesse et de l’accouchement


La sphère neuro-ophtalmologique est un des points d’impact fréquents de ces pathologies, avec en particulier des problèmes de retard visuel, de strabisme et de nystagmus. Sur le plan réfractif s’y associent volontiers des myopies précoces ou évolutives. Faute de précision réelle sur leur prévalence, on évaluera leur incidence à environ 2 % des naissances.

Les anomalies congénitales et chromosomiques


En dehors d’aspects anatomiques souvent particuliers, on rencontre très fréquemment des associations réfractives plus ou moins systématiques et dont la correction s’avère très utile pour limiter l’impact du handicap. Cette situation ne représente toutes anomalies confondues qu’une prévalence inférieure à 1 % des naissances.

La prématurité


La définition internationale de la prématurité est une gestation inférieure à 37 semaines. Le faible poids de naissance n’entre pas dans la définition, mais peut jouer un rôle é-ga-lement important. Il convient de séparer 2 situations nettement différentes : la grande prématurité et la prématurité modérée.

La grande prématurité


La grande prématurité est définie pour une gestation inférieure à 32 semaines et un poids de naissance inférieur à 1 500 gr. En fait le risque majeur de complications est surtout marqué pour l’état « prématurissime » avec une gestation inférieure à 28 semaines et un poids de naissance inférieur à 1 000 gr.
C’est principalement dans ce dernier groupe que l’on peut rencontrer des complications neurologiques sévères identifiables en IRM. Dans la sphère oculaire, la complication la plus caractéristique est la rétinopathie de prématurité. Les principales manifestations de cette rétinopathie sont le décollement de rétine et la myopie. Le plus souvent, il ne s’agit pas là d’une association mais de 2 conséquences distinctes d’une anoxie liée à l’instabilité de la saturation en oxygène. En dehors des rétinopathies sévères, la myopie n’est pas déterminée par un allongement axial du globe comme dans la myopie classique mais à un blocage du développement normal du segment antérieur qui entraîne une augmentation de la courbure cornéenne, un aplatissement de la chambre antérieure et une sphéricité exagérée du cristallin. Il ne s’agit donc pas d’une myopie axile mais d’une myopie de puissance. Cette grande prématurité représente environ 1 % des naissances.

La prématurité modérée


La prématurité modérée est définie par une gestation de durée allant de 32 à 36 semaines, avec généralement un poids de naissance supérieur à 1 500 gr.
En dehors de certaines complications générales, en règle non létales, il existe surtout un impact significatif à court ou moyen terme sur le plan neuro-ophtalmologique. Il s’agit tout d’abord de l’incidence du strabisme qui est nettement plus élevée que chez le nouveau-né à terme (15 à 20 % versus 3 %). Il a également été noté une prévalence plus élevée d’amétropies mais contrairement à l’idée généralement exprimée il ne s’agit pas de la myopie mais bien d’une hypermétropie souvent significative (≥ +3,50 ∂) (31 % versus 14 % pour le nouveau-né à terme dans notre série). Par ailleurs cette hypermétropie est associée à un strabisme dans plus de 50 % des cas, ce qui évoque clairement l’association de 2 facteurs de risque : l’hypermétropie et l’immaturité neuromotrice. La prématurité modérée représente actuellement 6 % des naissances.
À plus long terme (4 à 6 ans), se manifestent souvent des troubles de la gestion de l’espace (TAC = Troubles de l’acquisition de coordination) avec difficultés scolaires, sans que l’acuité visuelle ne soit en cause, même si les amétropies fréquentes nécessitent un traitement approprié.

Antécédents sensori-moteurs


Les antécédents strabiques


La notion d’antécédents familiaux en matière de strabisme est parfaitement connue. Toutefois cette relation apparaît nettement complexe.
Tout d’abord, tous les auteurs confirment qu’en présence d’un enfant strabique l’inter-ro-ga-toire retrouve dans environ 50 % des cas des antécédents familiaux de strabisme, à condition d’y inclure les 3 degrés classiques de l’hérédité.
Par ailleurs, lorsque les parents amènent en consultation un enfant ayant des antécédents familiaux de strabisme, le risque pour cet enfant de devenir lui-même strabique n’atteint pas 20 %.
Cette discordance n’est pas liée à une incohérence statistique mais repose sur la nature multifactorielle de l’hérédité strabique dans laquelle la réfraction joue ma-ni-fes-tement un rôle essentiel. Il apparaît ainsi que le risque principal d’évolution vers un strabisme est pour le nourrisson l’existence d’un antécédent strabique du premier degré et une réfraction personnelle hypermétropique significative. Il est probable que cette relation soit encore plus évidente si la parentèle strabique est elle-même hypermétrope, mais ce dernier point a été très mal étudié.
Il faut néanmoins signaler que 30 % des enfants strabiques ne présentent pas d’antécédent connu.
Au total, on peut estimer qu’à partir de l’interrogatoire une notion certaine ou suspectée de strabisme pourrait conduire à devoir examiner 15 à 20 % des enfants. Lorsque l’on analyse les résultats obtenus en examen systématique dans un tel groupe, on constate pour un tiers d’entre eux la présence d’une amétropie significative (tableau 4).

Les antécédents amétropiques


En dehors de toute notion de strabisme, il apparaît à l’interrogatoire que près de 40 % des enfants présentent des antécédents d’amétropie corrigée. Toutefois, et plus encore que dans le domaine du strabisme, il existe souvent beaucoup d’imprécision sur ces données sauf à pouvoir constater directement leur nature chez les accompagnants.
Il apparaît en tout cas que lorsque ces antécédents sont connus, la corrélation entre l’amétropie des parents et celle des enfants est relativement faible : 33 % pour l’hypermétropie, 20 % pour l’astigmatisme et la myopie. On précisera que pour la myopie cette appréciation est inadaptée puisque la plupart du temps l’amétropie n’apparaît qu’à partir de 8 à 10 ans.
Dans ce groupe d’enfants comportant des antécédents réfractifs, il a été trouvé 28 % d’amétropies significatives, dont la moitié en hypermétropie. Il est tout aussi intéressant de noter que parmi les enfants ne présentant aucun antécédent connu, soit 44 % de notre série de 2 921 examens systématiques du 9 au 12e mois, 20 % d’entre eux ont présenté une amétropie significative (tableau 4).

Les facteurs de risque réfractifs


Il peut paraître incongru de retenir cette étiologie comme indication à un examen dont le rôle est justement de la découvrir !
La détermination des amétropies qui risquent- d’entraîner chez le jeune enfant un problème visuel ou moteur a reposé sur des analyses rétrospectives et prospectives qui ont abouti à une excellente concordance. Nous rappelons ici les valeurs seuils obtenues sous cycloplégie, exposant au risque amblyopique et strabique :
  • Sphère maximale : > +3,50 ∂ ;
  • Anisométropie : > 1,00 ∂ ;
  • Astigmatisme : > 1,50 ∂ ;
  • Sphère minimale : <-1,75 ∂.
Le tableau 5 montre clairement qu’en l’absence de traitement préventif de l’hypermétropie supérieure à +3,50 dioptries, le risque statistique de pathologie sensori-motrice croît de façon importante. Les études globales sont toutefois imprécises et avec des résultats disparates. Une analyse plus sélective distinguant en particulier 3 degrés croissants d’hypermétropie confirme que le risque ne répond pas à une loi du tout ou rien mais se comporte de façon quasi-linéaire par rapport au degré d’amétropie.
La même étude a été réalisée pour l’astigmatisme et pour l’anisométropie (tableau 6). La croissance du risque avec le degré d’amétropie (1 à 3) apparaît là encore évidente, avec une prédominance du risque amblyopique par rapport au risque strabique. La sommation du risque amblyopique réfractif et du risque amblyopique strabique (1 cas sur 2) aboutit à un risque total hautement significatif.
Références
La bibliographie et un développement du sujet pourront être trouvés dans les ouvrages suivants :
  1. ANAES/Service recommandations et références professionnelles/Dépistage précoce des troubles de la fonction visuelle chez l’enfant pour prévenir l’amblyopie/Octobre 2 002.
  2. INSERM/Expertise Déficits visuels – Dépistage et prise en charge chez le jeune enfant/2 002
  3. Clergeau G. La réfraction de l’enfant. A & J Péchereau, éditeurs. Cahiers de sensorio-motricité. Nantes : FNRO Éditions ; 2 008 ; 380p.
Ces documents sont en lecture et en enregistrement libres sur le site : http://www.fnro.net/ (domaines : http:/www.strabisme.net/documents/ et http://www.larefraction.net/).

Date de création du contenu de la page : Juin 2010 / date de dernière révision : Décembre 2010