Introduction
La vision binoculaire et les troubles oculomoteurs semblent avoir peu de rapport avec la chirurgie réfractive. Cependant, tout geste de chirurgie réfractive peut avoir des conséquences significatives voire importantes sur l’équilibre oculomoteur par la modification de l’un ou de plusieurs de ses mécanismes :
• Modification de l’acuité visuelle non corrigée de chaque œil ;
• Modification de l’acuité visuelle corrigée de chaque œil ;
• Modification de la qualité de l’image ;
• Modification de l’œil ayant la meilleure acuité.
Toutes ces modifications peuvent perturber de façon importante le fonctionnement du système visuel du sujet tant dans ses rapports avec son environnement, que dans ses propres habitudes de vie.
Pour évaluer les conséquences de la chirurgie réfractive sur le fonctionnement de la sphère sensori-motrice, certaines précautions doivent être prises. Elles permettent d’éviter que la chirurgie réfractive ne perturbe de façon parfois irréversible un système oculomoteur fragile, en particulier chez l’anisométrope, l’amblyope unilatéral et le strabique.
Dépistage et examen pratique
L’acuité visuelle
Une condition nécessaire pour que la vision binoculaire soit de bonne qualité, est une équivalence fonctionnelle entre les deux yeux. On admet qu’il ne doit pas y avoir une différence d’environ plus de 2/10 d’acuité visuelle entre les deux yeux, ou plus précisément plus d’une ligne d’acuité, sur une échelle à progression logarithmique (6).
L’acuité visuelle normale étant comprise entre 16/10 et 20/10 chez le sujet jeune, on doit avoir recours à une échelle d’acuité visuelle standardisée à progression logarithmique (7). Ces mesures prises avec précision permettent de suspecter une amblyopie, un strabisme, une dominance anormale ou une anisométropie.
En pratique : mesure de la meilleure acuité visuelle corrigée (jusqu’à 20/10) avec une échelle logarithmique (figure n° 1).
La réfraction
Les rapports entre le système sensori-moteur et la réfraction sont particulièrement étroits par le biais du rapport accommodation-convergence. Tout effort d’accommodation en vision de loin, lié soit à une hypermétropie sous-corrigée soit à une myopie surcorrigée peut soit créer une perturbation permanente du système oculomoteur soit compenser un désordre préexistant qui devient de ce fait latent. Toute chirurgie réfractive, même bien conduite, peut révéler ou décompenser un désordre oculomoteur et entraîner une insatisfaction du patient.
Il est donc essentiel qu’avant toute chirurgie réfractive le patient ait une réfraction objective et subjective sous un cycloplégique fort (Cyclopentolate ou Atropine) pour déceler une amétropie latente. Rappelons que les capacités accommodatives du système visuel chez l’homme sont telles qu’une cycloplégie est indispensable jusqu’à l’âge de 50 ans (5).
L’existence d’une sous-correction ou surcorrection importante (≥ 1 dioptrie) doit amener à réévaluer la situation motrice après le port de la correction optique totale pendant quelques semaines.
En pratique : réfraction objective et subjective par un cycloplégique fort.
L’équilibre oculomoteur
L’équilibre oculomoteur doit être exploré de loin et de près avec et sans correction, ainsi que la convergence. Quelques directions du regard devront être étudiées avec une plus grande attention :
• La position de rectitude, situation de référence du système ;
• La version horizontale droite et gauche ;
• Le regard en bas qui est particulièrement utilisé dans la vie quotidienne (marche, escalier, etc.).
En vision de près, on étudiera également :
• Le regard en bas et en dedans, celui de la lecture ;
• La convergence. Le punctum proximum de convergence est d’environ 6 cm (3).
Cet examen sera fait au test de l’écran unilatéral et au test de l’écran alterné à la recherche d’une tropie ou d’une phorie. L’existence d’une tropie ou d’une phorie, mal compensée ou importante, devra faire poursuivre les investigations.
En pratique : évaluation de l’équilibre oculomoteur par les tests de l’écran unilatéral et alternant dans les principales directions du regard, de loin et de près ainsi que du punctum proximum de convergence.
La mesure de la vision stéréoscopique
La vision stéréoscopique est le « nec plus ultra » du développement du système visuel. Les conditions nécessaires pour qu’elle se mette en place et qu’elle se maintienne sont particulièrement rigoureuses :
• Isoacuité (ou différence d’acuité faible ≤ 1 ligne d’acuité visuelle logarithmique) ;
• Parallélisme des axes visuels ;
• Développement d’une relation binoculaire normale pendant les premiers mois de vie.
De ce fait, son exploration permet d’évaluer l’existence d’une relation interoculaire harmonieuse. Pour l’étudier, différents tests ont été proposés. Pour des raisons physiologiques, seuls les tests à points aléatoires présentent une garantie suffisante. Les critères de normalité sont bien codifiés. Avec ces tests (points aléatoires), il faut une stéréoscopie inférieure à 80 secondes d’arc pour avoir une garantie suffisante. Les tests sont les suivants :
• Le test de Lang II (figure n° 2) est le plus simple. Son niveau de stéréoscopie (200 secs.) est insuffisant pour garantir une vision binoculaire normale. Nombre de sujets voient tous les tests en monoculaire ;
• Le Randot-test (figure n° 3) est un bon test ;
• Le TNO (figure n° 4) est le test de référence. Une stéréoscopie de 80 secondes d’arc est une quasi-certitude de l’existence d’une relation binoculaire normale.
L’absence ou l’insuffisance de la stéréoscopie devra amener l’ophtalmologiste à poursuivre les investigations pour rechercher l’origine de ce dysfonctionnement.
En pratique : évaluation systématique de la stéréoscopie par un test à points aléatoires.
Conclusion
L’examen de tout patient qui envisage une chirurgie réfractive nécessite une réfraction bien conduite, et un bilan oculomoteur simple mais précis. Quatre points sont importants : une mesure précise de la meilleure acuité visuelle corrigée sur une échelle logarithmique qui atteint les 20/10, la réfraction à l’aide d’un cycloplégique majeur, une analyse de l’équilibre oculomoteur par l’étude de la déviation au cover-test, et l’étude de la vision stéréoscopique par l’emploi de tests de stéréoscopie à points aléatoires.
Cet ensemble de tests, dont la réalisation pratique ne demandera que quelques minutes à l’ophtalmologiste, donnera des informations précises sur la totalité du système visuomoteur et sur la qualité de son fonctionnement. Toute altération des performances doit être un signe d’alerte et doit faire en rechercher l’origine (la réalisation d’un bilan orthoptique est, dans ces cas, indispensable sauf compétences particulières). Cela permet d’évaluer la sensibilité des systèmes de compensation, de façon à prévoir une vulnérabilité particulière du système visuomoteur en cas de modification d’un ou de plusieurs éléments.
En pratique : une anisométropie, un trouble oculomoteur ou l’absence de vision stéréoscopique doivent faire réaliser un bilan complet.
Les conséquences de la chirurgie réfractive
Les situations à risque
Le sujet strabique
Tout strabisme s’accompagne d’un dérèglement plus ou moins important de la réponse accommodative. La Correction Optique Totale est indispensable pour rendre le système emmétrope et stable dans le temps (les variations de l’un sont compensées par les variations de l’autre en sens contraire), l’hypermétrope strabique étant particulièrement vulnérable à toute sous-correction.
Les troubles de la réaction de près
La réaction de près comprend la convergence, l’accommodation et le myosis. Deux groupes de pathologies doivent être précisés :
• Le strabisme hypoaccommodatif du sujet jeune. La réponse accommodative en vision de près peut être insuffisante (recul du punctum proximum d’accommodation) et de ce fait entraîner une stimulation excessive, qui s’accompagne d’une convergence augmentée. Dans ces cas, le patient n’est soulagé que par la suppression totale de la demande accommodative en vision de près. Deux autres entités peuvent être associées à cette forme clinique : la viscosité des vergences (lenteur d’accommodation et de désaccommodation) et le presbyte jeune (à ne pas confondre avec l’hypermétrope non corrigé).
• Les strabismes hyperconvergents en vision de près réagissant à une surcorrection optique. La convergence est une cascade de réflexes : proximal, accommodative et fusionnelle, qui intervient par modulation de la convergence tonique. Les dérèglements de cet ensemble se traduisent par une déviation plus convergente en vision de près qu’en vision de loin. Chez certains patients, l’augmentation de la convergence en vision de près est contrôlée par une surcorrection optique en vision de près.
Les troubles de la réaction de près réagissant à la surcorrection optique dépendent de la suppression de toute sollicitation accommodative en vision de près. Toute solution imparfaite (chirurgicale ou non) entraînera une récidive de la déviation par le réveil de la composante accommodative.
Les troubles induits
L’anisométropie
Les études statistiques sur les composantes de l’amétropie montrent une symétrie entre les deux yeux. Cette symétrie permet une sollicitation équivalente (accommodation, convergence, acuité visuelle, fusion, etc.) par chaque œil du système sensori-moteur. Toute rupture de cette symétrie, peut perturber de façon importante le fonctionnement d’un tel système.
L’aniséïconie
C’est un problème complexe avec des données disparates. La pratique quotidienne montre que la chirurgie réfractive induit des troubles sensori-moteurs qui paraissent bien liés à une aniséïconie.
L’analyse théorique
On peut distinguer trois niveaux :
• Le niveau optique
Depuis de très nombreuses années (4), il a été démontré que la correction d’une anisométropie axile par verres de lunettes permet d’obtenir une image rétinienne de même taille aux deux yeux. La correction par toute méthode cornéenne ou intra-oculaire augmente l’aniséïconie optique (1).
• Le niveau rétinien
La densité des photorécepteurs varie de façon importante entre des individus a priori normaux (2). Certains ont émis l’hypothèse que la densité des photorécepteurs varierait de façon inverse à la longueur axile, mécanisme auto correcteur à l’aniséïconie optique. La démonstration de cette hypothèse reste à faire.
• Le niveau cortical
Certains ont émis l’hypothèse d’un réarrengement de l’organisation neuronale des champs récepteurs et/ou de la correspondance rétinienne permettant de compenser l’aniséïconie périphérique. Aucun argument n’existe en faveur ou en défaveur d’une telle hypothèse. De toute façon, elle ne pourrait concerner que les aniséïconies apparues pendant la très petite enfance.
Le problème clinique
La difficulté majeure vient de notre quasi-impossibilité d’explorer l’aniséïconie dans sa globalité. L’éïconomètre est d’un usage très difficile. Seul, l’haploscope de phase d’Aulhorn (fabrication très limitée et arrêtée) permet une étude précise d’un tel phénomène.
L’examen clinique
Il permet d’apporter des indications précieuses :
• Avant l’intervention pour anisométropie, les patients qui n’ont pas d’activité binoculaire sont les plus exposés. La stéréoscopie très dégradée est expliquée par la différence de qualité d’images même si le niveau d’acuité visuelle monoculaire est excellent. Même lorsque l’acuité visuelle est relativement bonne pour les deux yeux, ces patients sont les plus exposés.
• Après l’intervention, le patient risque de se plaindre soit d’une diplopie soit d’une confusion (impossibilité de superposer les deux images). L’interrogatoire montre qu’au cover-test alterné, les images des deux yeux ne sont pas de même taille et/ou de même qualité. Elles sont impossibles à fusionner d’où la gêne du patient qu’il a, parfois, beaucoup de mal à décrire.
Quelques données pratiques
• Une amblyopie, une correspondance rétinienne normale, et une stéréoscopie normale ne protègent pas d’une telle symptomatologie ;
• Une faible anisométropie axile (1 mm de différence de longueur axiale) peut générer une aniséïconie dioptrique de 1 à 4 % selon le mode de correction : lunettes ou lentilles de contact. La tolérance des sujets est très « personnelle » ;
• Une aniséïconie peut apparaître à la suite d’un astigmatisme induit ;
• Les traitements sont pour le moins incertain. La reconstitution de l’anisométropie antérieure n’est pas une garantie de disparition de la symptomatologie. Le sujet a pris conscience de façon parfois définitive d’une différence de qualité entre les deux yeux, différence ignorée antérieurement ;
• Le patient ne doit pas être traité comme un pithiatique.
Conclusion
Toute modification de la qualité de l’image (taille, forme et contraste) peut entraîner une impossibilité de réassociation binoculaire des images. Cette éventualité est d’autant plus fréquente que l’inégalité préopératoire entre les deux yeux tant sur le plan optique que fonctionnelle est importante. On sera attentif aux sujets n’ayant pas d’activité binoculaire normale (stéréoscopie à points aléatoires) chez lesquels le risque est plus élevé.
Les troubles révélées
Les troubles moteurs
Les troubles de l’excursion
Ils se rencontrent essentiellement chez le myope fort, corrigé par verres de lunettes. Ce mode de correction, par l’effet prismatique induit, diminue les besoins de version dans les regards latéraux. Une correction chirurgicale de l’amétropie peut révéler ce déficit d’excursion qui se traduit par une diplopie dans les versions. Ce phénomène est encore plus invalidant chez l’anisométrope emmétropisé.
Les troubles de la verticalité
Leur mécanisme peut être identique aux précédents ou spécifique (syndrome de l’œil lourd). Le système visuel étant plus sensible aux décalages verticaux qu’aux décalages horizontaux (cf. infra), la gêne fonctionnelle apparaîtra pour des déviations beaucoup plus faibles.
Le changement d’œil fixateur
L’anisométropie ou le strabisme (dominance de l’œil fixateur) entraînent une réorganisation de l’ensemble du système sensori-moteur avec une préférence marquée et irréversible d’un œil et une neutralisation de l’autre œil. Cette organisation doit être respectée. La fixation par l’œil dominé est une source de déneutralisation (diplopie) qui peut être définitive.
De ce fait, il faut respecter cette préférence pour l’œil fixateur et lui assurer en toutes circonstances les meilleures performances visuelles.
Toute amblyopie même relative est le signe de la dominance de l’autre œil. Le test de lecture (meilleure acuité visuelle en vision de loin) aux verres polarisés est un test simple et efficace pour déterminer la dominance oculaire en cas d’incertitude.
Les modifications de l’équilibre oculomoteur
Les capacités de compensation du système oculomoteur sont à la fois importantes et limitées sur le plan moteur. On admet qu’une déviation supérieure à 4 dioptries dans le sens vertical, à 4 à 6 dioptries dans le sens de l’ésophorie et à 10 dioptries dans le sens de l’exophorie, est difficile à compenser de façon permanente sans troubles subjectifs.
La correction optique de l’amétropie induit un certain nombre de phénomènes (modification de la taille de l’image, diminution de la puissance du verre en vision de près, etc.), qui peuvent entraîner soit une compensation d’un déséquilibre latent soit des habitudes de vie particulière. Il est impossible de faire l’inventaire complet de l’ensemble de ces phénomènes.
La chirurgie réfractive en modifiant ces phénomènes et en en créant d’autres plus spécifiques (modification de la qualité de l’image, etc.) peut entraîner l’apparition d’un déséquilibre que le patient n’arrive pas à compenser. Celui-ci provoque l’apparition d’une pathologie subjective qui déroute d’autant plus le spécialiste qu’elle semble sans support objectif. La réalité de cette symptomatologie est néanmoins incontestable. C’est pourquoi, avant toute chirurgie réfractive, on devra s’attacher à placer le patient dans des conditions qui se rapproche le plus de la situation postopératoire (lentilles de contact) bien que cette précaution n’offre pas de garantie absolue.
Il ne reste plus qu’à prévenir le patient de ces risques éventuels avant tout geste chirurgical, en particulier chez l’anisométrope, et de décourager tous les patients dont le profil psychologique ne paraît pas compatible avec l’acceptation d’un tel risque.
Conclusion
Les conséquences de la chirurgie réfractive sur l’équilibre oculomoteur et la vision binoculaire sont multiples, complexes et variées. Avant tout geste opératoire, il faudra veiller à faire un bilan simple, rapide et complet des éléments de base de cet ensemble (acuité visuelle, réfraction objective et subjective, équilibre oculomoteur et vision stéréoscopique). On devra s’attacher à rechercher l’existence d’une dominance anormale d’un œil et/ou d’une anisométropie. L’existence d’un de ces éléments doit entraîner l’opérateur dans des investigations plus complètes (la réalisation d’un bilan orthoptique est, dans ces cas, indispensable sauf compétences particulières), une stratégie opératoire adaptée, une information plus détaillée des risques et une prudence toute particulière. Cependant, malgré toutes ces précautions, il persiste un élément d’incertitude lié aux habitudes antérieures du patient et aux conséquences optiques de la chirurgie réfractive qui fait qu’une gêne fonctionnelle invalidante pour le patient peut apparaître après toute chirurgie réfractive parfaitement conduite.
Références
1. Bronner A, Baïkoff G, Charleux J, Flament J, Gerhard JP & Risse JF. La correction de l’aphakie. Ed. Masson, Paris, 1 983.
2. Curcio CA, Sloan KR, Kalina RE & Hendrickson AE. Human photoreceptor topography. J Comp Neurology, 1990, 292, 497-523.
3. Hugonnier R, Hugonnier S. Strabismes. Ed. Masson, Paris, 1970, 417-419.
4. Knapp H. The influence of spectacles on the optical constants ans visual acuteness of the eye. Arch Ophthalmol Opt, 1869, 1, 377-410.
5. Péchereau A. Réfractométrie automatique. Influence de la cycloplégie sur l’équivalent sphérique. Ophtalmologie, 1993, 93, 7, 309-312.
6. Péchereau A. La mesure de l’Acuité Visuelle. Bases Cliniques de la Sensorio-Motricité. Ed. A Péchereau pour FNRO & Lissac Opticien, Nantes, 1999, 1-6.
7. Risse JF. Exploration de la Fonction Visuelle. Masson, Paris, 1999, 99-121.
Date de création du contenu de la page : Juin 2010 / date de dernière révision : Décembre 2010