La vision de l'enfant : développement des fonctions visuelles Guy Clergeau et Mireille Morvan
Le sujet de la perception visuelle chez l’enfant est loin de se limiter à la seule notion d’acuité mesurée à partir de tests. Le constat d’une évolution sur les bases anatomiques concerne non seulement le système récepteur rétinien, mais également l’organisation neurologique au niveau du cortex. Par ailleurs le type d’acuité que l’on va pouvoir mesurer va également évoluer parallèlement au degré de cognition.

L’acuité visuelle (la maturation anatomofonctionnelle)


Sur le plan rétinien


La fonction d’acuité est essentiellement réalisée par les cônes qui sont situés dans la partie centrale de la macula, appelée fovéa. L’augmentation de l’aptitude visuelle est en partie liée à une concentration de ces cellules pour atteindre au final une juxtaposition optimale.

Sur le plan cortical


Les évolutions vont survenir principalement dans l’aire visuelle 17 où se déroulent 2 phénomènes : d’une part, la multiplication des synapses permettant de traiter la multitude d’informations et d’autre part la destruction ou l’involution fonctionnelle des synapses non utilisées. Cette évolution défavorable peut avoir une importance primordiale dans certaines situations précédemment évoquées. Il existe en effet dans le cortex visuel 2 types de cellules, les unes dévolues à la vision monoculaire et les autres à la vision binoculaire et dont l’agencement histologique se fait sous forme de colonnes dites de dominance. Il existe au départ une compétitivité entre ces différentes cellules et lorsque sur le plan visuel il n’y a pas d’équilibre entre les informations reçues par l’œil droit et celles reçues par l’œil gauche, il va y avoir disparition ou involution des cellules non utilisées, ce qui peut conduire rapidement à l’amblyopie et en conséquence à l’absence de vision binoculaire. Il a déjà été signalé que l’âge critique concernant la vision binoculaire en cas de strabisme était de 6 mois. En ce qui concerne l’amblyopie liée aux anomalies réfractives le délai est au maximum de 5 à 7 ans.

Nature de l’acuité visuelle


L’évaluation de l’acuité visuelle varie dans son expression en fonction des tests utilisés. Mais quel que soit le degré de cognition, le fondement physiologique de l’acuité reste inchangé. Le fonctionnement neurophysiologique s’exprime en termes de perception de contraste, c’est-à-dire, de la capacité de l’œil à distinguer la juxtaposition d’une zone claire et d’une zone sombre. La limite de perception va être déterminée par l’espace qui sépare deux zones identiques, mais aussi par l’intensité du contraste entre zone claire et zone sombre. La capacité de discrimination rétinienne évolue en fonction de l’agencement des cellules rétiniennes. C’est en définitive l’écart entre ces cellules, mesuré en microns qui détermine la capacité maximale à distinguer soit 1 point ou une ligne sur une surface uniforme (minimum visibile = angle minimum de résolution), soit 2 points ou 2 lignes (minimum separabile = acuité angulaire = pouvoir séparateur). Les tests d’acuité sont basés sur ce dernier type de perception. Compte tenu de la taille des cônes, la capacité visuelle théorique en échelle décimale est de l’ordre de 20/10, ce qui correspond à distinguer 2 points séparés de 0,7 mm à une distance de 5 m. Cette performance ne sera atteinte qu’à un âge de 4 à 6 ans.

Expression de l’acuité


La notion de vision de contraste implique une notion d’angle visuel, qui en sigle anglo-saxon correspond à une échelle MAR (angle minimum de résolution) exprimée en minute d’angle (L’acuité physiologique optimale de référence est de 1 minute d’arc). En ce qui concerne la perception d’une série d’alternance de bandes sombres et claires qui constitue un réseau, l’acuité est exprimée en cycles par degré d’arc ou par centimètre, ce qui correspond au nombre de bandes contenues dans cet espace. À partir de l’âge verbal l’acuité est exprimée le plus souvent en échelle décimale type échelle de Monoyer. Dans les pays anglo-saxons, ce sont les échelles logarithmiques qui sont utilisées. Ces dernières ont le gros avantage de comporter des espaces égaux entre chaque degré d’acuité contrairement aux échelles décimales. Dans ces dernières, il existe par exemple autant de progression entre 1 et 2/10 qu’entre 5 et 10/10.

Mesure de l’acuité visuelle


L’évaluation de l’acuité visuelle est tributaire des possibilités de réponse et sur ce plan on distingue donc l’âge préverbal et l’âge verbal, la frontière pouvant arbitrairement se situer vers l’âge de 2 ans 1/2.

À l’âge préverbal


En l’absence de réponse, l’évaluation de l’acuité ne peut être que comportementale. Le principe des tests repose donc sur l’observation des réactions de l’enfant devant des éléments contrastés situés à côté d’une zone uniforme.
Les tests utilisent donc des réseaux qui sont présentés soit de façon rectiligne soit de façon concentrique. Les tests les plus anciens correspondent à la première configuration et sont connus sous le nom de cartons de Teller. Les tests concentriques sont connus sous le nom de bébé vision tropique, et sont donc une adaptation des cartons de Teller développée en France par Vital-Durand. Pour les différents tests il existe toute une série de cartons présentant des écartements différents entre les bandes et qui par rapport à une distance d’examen bien définie (entre 40 et 55 cm) cor-res-pondent à une acuité théorique mesurée en cycles par degré.
Sur un plan pratique, les tests sont présentés 2 par 2, l’un étant une plaque uniformément grise, et l’autre un test de contraste. L’opérateur ne connaît pas la position relative des 2 tests et doit observer si l’enfant présente un mouvement d’attraction visuelle vers le test de contraste, d’où la dénomination de regard préférentiel. L’examen doit être pratiqué en monoculaire et en binoculaire avec des tests d’acuité croissante. Il est évident que la procédure va avoir une durée minimale avec nécessité d’attention et de coopération de l’enfant. Paradoxalement lorsque l’enfant avance en âge, son intérêt pour l’examen diminue nettement.
La corrélation avec les valeurs d’acuité exprimées habituellement dans le système décimal de l’échelle de Monoyer est approximative puisque les fonctions cognitives apportent des informations complémentaires dépassant les lois de l’optique. Il est néanmoins admis en consensus les valeurs présentées dans le tableau 1, et en particulier pour l’âge de 1 an, l’acuité a été estimée à 3 ou 4/10.
Lorsqu’il existe des anomalies manifestes du comportement visuel, il peut être indiqué de pratiquer des explorations complémentaires pour déterminer une étiologie et un pronostic.
Le fond d’œil
La première étape sera bien entendu l’examen du fond d’œil à la recherche d’une anomalie de coloration du nerf optique : papille grise du retard de maturation ou papille nettement pâle et atrophique dans la maladie de Leber. Il peut aussi s’agir d’anomalies de coloration du pôle postérieur, en particulier dans l’albinisme qui est une des étiologies du nystagmus néonatal.
Le nystagmus opto-cinétique
Le nystagmus optocinétique provoqué par la rotation d’un tambour n’explore que le système de détection périphérique et non pas la fonction fovéolaire d’acuité.
Les potentiels évoqués visuels
Les potentiels évoqués visuels étudient pour leur part l’activité cérébrale postérieure.
Les PEV par flash étudient la stimulation globale du cortex visuel et la perméabilité des voies optiques, mais il n’y a pas d’évaluation de l’acuité visuelle. Une asymétrie de réponse monoculaire peut néanmoins être mise en évidence dans l’amblyopie.
Les PEV à damiers constituent par contre un stimulus fovéal et permettent une évaluation de l’acuité selon la taille des damiers, en explorant un secteur plus ou moins large de l’aire maculaire (région fovéolaire = 5° centraux). En cas d’altération du nerf optique, les PEV sont souvent mal interprétables.
L’électrorétinogramme
L’électrorétinogramme étudie la réponse électrique rétinienne à une stimulation lumineuse et permet surtout une localisation des altérations dans le type de cellule et non une évaluation de l’acuité visuelle.
La cartographie cérébrale
Elle étudie la réactivité cérébrale à l’ouverture des yeux qui modifie le rythme de l’électroencéphalogramme avec une réaction dite d’arrêt. Cette réaction est modifiée ou absente à l’ouverture de l’œil amblyope. Des résultats similaires peuvent être obtenus par les méthodes analysant la fixation d’oxygène lors de l’activité cérébrale.

À l’âge verbal


En fonction du degré de cognition et de la coopération de l’enfant, il existe une multiplicité d’échelles d’acuité visuelle. Les réponses peuvent être sollicitées soit de façon verbale soit par appariement.
Dans l’ordre de faisabilité la plus habituelle, on retiendra :
  • Les échelles utilisant les dessins : Rossano-Weiss, Cadet, Pigassou, Zanlonghi…
  • Les échelles utilisant les symboles ou les tests lettres reconnaissables par leur symétrie : Cadet, Sheridan, Gardiner…
  • Les échelles utilisant le sens d’orientation : E de Snellen ou de Raskin et anneaux de Landolt (ces derniers représentent l’échelle de référence internationale y compris chez l’adulte) ;
  • Les échelles utilisant les chiffres et les lettres.
Ces tests existent en échelles de loin et en échelles de près avec en principe une correspondance exacte pour l’acuité lorsque les distances d’examen sont effectivement respectées (ce qui est rarement le cas pour les échelles de près qui sont censées être examinées à 40 cm). Enfin les tests peuvent être présentés de façon isolée ou groupée, ce qui a une influence notable en particulier en cas de pathologie sensorielle.

La vision stéréoscopique


Elle constitue un élément essentiel de la vision en donnant une perception d’un espace à 3 dimensions. Nous avons vu que cette fonction pouvait disparaître de façon irréversible si une association bi-oculaire correcte n’était pas établie avant le 6e mois.
La vision stéréoscopique est basée sur ce que l’on appelle la disparité de fixation, c’est-à-dire qu’un objet observé n’est pas vu de façon identique par l’œil droit et par l’œil gauche. C’est l’intégration corticale de ces 2 images différentes qui crée la sensation de relief.
L’analyse de cette fonction peut être réalisée en dissociant strictement les 2 yeux, soit par des verres polarisés soit par des tests vert/rouge. Certains tests comportent des dessins identiques et décalés, les 2 images obtenues permettant en se combinant de donner l’illusion stéréoscopique. D’autres tests utilisent le principe des points aléatoires dont seule la perception binoculaire permet l’interprétation. Ces différents tests n’ont toutefois pas tous la même qualité, le TNO se révélant le plus fiable. De toute façon ils ne sont guère utilisables qu’à l’âge verbal.
Chez le nourrisson, le seul test utilisable est le test de Lang (test à points aléatoires) qui ne nécessite pas de dissociation et dont les dessins ne sont en principe reconnus qu’en cas de vision binoculaire (mais à condition de respecter des règles strictes de présentation), ce qui permet d’éliminer une situation de microstrabisme. En l’absence de réponse aucune conclusion n’est possible.

La vision des couleurs


Physiologie


Sur le plan neurophysiologique, la vision des couleurs est réalisée à partir de 3 types de photorécepteurs, en l’occurrence des cônes, situés dans la partie centrale de la rétine, la fovéa. Ces récepteurs s’individualisent par la longueur d’onde de la lumière à laquelle ils sont sensibles, respectivement pour le rouge, le vert et le bleu. La recombinaison des stimulations cellulaires déclenchées au travers des voies optiques jusqu’aux aires corticales aboutit à 2 axes fonctionnels, l’un rouge/vert et l’autre jaune/bleu.
Développement de la sensation colorée
La mise en place de la vision colorée semble s’établir de façon précoce, au moins en partie pour le système vert/rouge, avec identification du rouge à 2 mois, du vert à 3 mois et du bleu à 4 mois. Il faut néanmoins que les stimuli soient suffisamment larges et brillants et cela au moins jusqu’à l’âge de 6 mois.

Génétique


Sur le plan génétique, les gènes codant pour les pigments rouge et vert sont situés sur le chromosome X, l’un à côté de l’autre. Les mutations dans cette région sont fréquentes (8 % de la population masculine). L’anomalie est récessive et le sexe féminin est transmetteur. Le gène pour le pigment bleu est pour sa part situé sur le chromosome 7. Les mutations sont autosomiques dominantes et sont très rares.

Notion de préférence colorée


Cette caractéristique psycho fonctionnelle a été utilisée pour justifier des réponses d’attraction visuelle entre les objets noir/blancs ou colorés. Il apparaît probable que chez l’enfant comme chez l’adulte, les couleurs dites primaires (rouge, jaune, vert et bleu) ont des propriétés psychologiques particulières. Chez l’enfant le rouge et le bleu seraient le plus concernés.

Couleur et langage


La dénomination des couleurs est relativement tardive dans le langage. L’usage correct n’apparaît qu’entre 3 et 5 ans, variable et sans signification sur le plan intellectuel. La dénomination la plus correcte semble apparaître d’abord pour le rouge puis pour le bleu.

Moyens d’étude de la vision colorée


Compte tenu de l’évolution très progressive des fonctions d’analyse et de communication, l’exploration de la vision colorée doit faire appel à des analyses plus ou moins indirectes.

Chez le nourrisson


On peut utiliser la méthode du regard préférentiel comme pour l’évaluation de l’acuité en utilisant cette fois la juxtaposition de plages grises et de plages colorées sur fond gris.
De la même façon on peut utiliser le NOC en remplaçant l’alternance des bandes noires/blanches par des bandes bicolores.
Enfin on peut utiliser des damiers bicolores dans l’étude de l’ERG et des potentiels évoqués.

Entre 3 et 6 ans


L’étude de la vision colorée a généralement pour but de détecter précocement les dyschromatopsies congénitales. Compte tenu du niveau de cognition il faut utiliser des tests basés sur les symboles ou sur des représentations d’objet, le principe étant de mettre en évidence des confusions de couleurs ne permettant plus leur reconnaissance pour les sujets atteints.
Le problème pratique est que les albums présentant les tests dessins ne sont plus édités ou sont de diffusion très confidentielle en France. Ainsi dans la pratique le diagnostic de dyschromatopsie congénitale, qui correspond en règle à une confusion dans l’axe vert rouge, n’est généralement établi qu’en utilisant l’album d’Ishihara comportant des chiffres ou des lignes tracées, non reconnaissables en cas d’absence ou d’anomalie d’un des pigments. Ceci nous amène en règle à n’établir un diagnostic qu’à l’âge de 5 à 7 ans, en se méfiant des mauvaises réponses liées à l’incompréhension de l’examen.

Le champ visuel


Chez le nourrisson, la perception de l’espace est limitée à 20° de part et d’autre du point de fixation en verticalité et 30° en horizontalité. La maturation est toutefois rapide puisque la valeur de l’adulte semble atteinte vers l’âge de 1 an. En pratique cet examen n’est guère possible avant l’âge de 8 à 9 ans.
Références
La bibliographie et un développement du sujet pourront être trouvés dans les ouvrages suivants :
  1. ANAES/Service recommandations et références professionnelles/Dépistage précoce des troubles de la fonction visuelle chez l’enfant pour prévenir l’amblyopie/Octobre 2 002.
  2. INSERM/Expertise Déficits visuels – Dépistage et prise en charge chez le jeune enfant/2 002
  3. Clergeau G. La réfraction de l’enfant. A & J Péchereau, éditeurs. Cahiers de sensorio-motricité. Nantes : FNRO Éditions ; 2 008 ; 380p.
Ces documents sont en lecture et en enregistrement libres sur le site : http://www.fnro.net/ (domaines : http:/www.strabisme.net/documents/ et http://www.larefraction.net/).

Date de création du contenu de la page : Juin 2010 / date de dernière révision : Décembre 2010