L’aniséïconie Charles Rémy

L’aniséïconie (ανισο = inégal et εικων = image), terme défini par Bangerter, est une inégalité de taille d’image perçue subjectivement par chaque œil. Elle entre dans le cadre des troubles de la vision binoculaire.
On l’exprime en pourcentage positif ou négatif de différence de taille d’image.
Il existe des aniséïconies physiologiques (comme « la diplopie physiologique  ») liées à la parallaxe
: un doigt placé vers la tempe est vu plus gros par un œil que par l’autre, et des aniséïconies pathologiques naturelles ou iatrogènes.
Comme dans toute perception sensorielle, l’aniséïconie sera
:

De transmission ou objective, celle des géomètres, opticiens et physiciens, résultant de la construction des images sur la rétine, avec des grandeurs mathématiques caractéristiques.
De perception ou subjective, celle des neurophysiologistes, dépendant de la densité des photorécepteurs sur la rétine, ou celle des tests de mesure. Elle est mieux tolérée si d’origine fovéolaire que périphérique, secondaire à une amétropie de puissance plutôt qu’axile.
Sa limite de sensibilité est d’un pour cent.
D’intégration corticale ou fonctionnelle, des cliniciens, celle dont la correction fait disparaître les troubles cliniques; elle est tolérée en général jusqu’à 5  %, et relève de processus corticaux complexes à la manière des correspondances rétiniennes dans le strabisme.
Aniséïconie et correction optique

La nature de la correction optique modifie la taille de l’image rétinienne.
Trois types de correction sont disponibles
:

• Les corrections « aériennes  » représentées par les verres de lunettes, concaves ou convexes, sphériques ou cylindriques: le paramètre mis en cause sera la distance verre/œil soit δ.
• Les corrections par lentilles de contact appliquées au sommet de la cornée, auxquelles se rattache la chirurgie réfractive
; on négligera dans ces conditions la distance cornée/plan principal objet (1,6 mm).
• Les corrections intra-oculaires par implants en chambre antérieure ou postérieure.

La taille de l’image rétinienne sera modifiée par le déplacement des plans principaux lié à la distance verre/œil, par l’effet prismatique induit par la correction optique, et par l’accommodation. Ces effets sont cumulatifs (figure n° 1).

Taille de l’image rétinienne et distance verre/œil

Deux modes de calcul sont possibles:

• La modification des angles de visée: abord antérieur.
• Le déplacement des plans principaux
: abord postérieur.
Modification des angles de visée

En assimilant angles et tangentes (figure n° 2), dans tout appareil optique, le grandissement angulaire, positif ou négatif, est considéré comme le rapport des angles de visée à travers l’appareil α’ à celui à l’œil nu α: G = α’/α. La variation de G donnera le pourcentage d’aniséïconie.
Ce rapport est égal à 1/(1 +P×δ), où P est la puissance de la lentille et δ la distance verre-œil en valeur algébrique.
Par exemple, pour une correction myopique de -5  ∂ placée à 15 mm de l’œil, l’aniséïconie induite sera égale à -7,5  %
; le sujet verra plus petit de 7,5  % à travers son verre de lunette qu’avec une lentille de contact.

Déplacement des plans principaux

L’adjonction d’une correction optique (figure n° 3) modifie la position des plans principaux de l’œil selon la loi des proximités et la relation de Gullstrand; par analogie mécaniste, la position définitive des plans principaux en optique serait celle d’un centre de gravité en mécanique; les plans principaux sont attirés par les puissances positives et repoussés par les négatives.
La formule des proximités nous donne le déplacement du plan principal image H’I’, reflétant la variation de la distance focale postérieure
:
H’I’ = -n×δ×A/Pt
où A est l’amétropie et Pt la puissance de l’ensemble œil + correction.
Par homothétie, la variation ε de taille de l’image sera proportionnelle à la variation de la DFP, soit
:
ε = δ×A×Po/(A +Po -δ×A×Po)
avec Po = puissance de l’œil nu.
Par exemple, pour la même correction myopique de -5  ∂ placée à 15 mm de l’œil, on retrouve une variation de -7,5  %.
Les deux modes de calcul donnent des résultats voisins.
Cas particulier: le verre correcteur est au foyer objet de l’œil: SF = -15 mm, ou encore Po = 1/δ.
On obtient: I’F/H’F = 1 +δ×A, ce qui rejoint l’abord antérieur.
Dans ce cas la taille de l’image ne dépend plus de la longueur de l’œil puisque les rayons émergents sont toujours parallèles à l’axe.

Modification de la taille de l’image rétinienne par effet prismatique

Le décentrement de la ligne de visée dans un verre correcteur induit des anamorphoses par effet prismatique (figure n° 5): cela est bien connu des porteurs de lunettes et peut être source d’inconfort lors de l’alternance entre correction optique et verres de contact chez les amétropes forts ou dans les grandes anisométropies.
L’effet prismatique dépend du décentrement η en centimètres et suit la règle de Prentice (schéma 5) qui énonce que l’effet prismatique ∆ en dioptries prismatiques est
: ∆ = η×P, avec P puissance du verre en dioptries métriques.
Un exemple particulier (figure n° 6) montre l’effet prismatique d’un verre plan-concave d’indice 1,5
; la variation d’angle ß’/ß est égale à P×  ∂ soit à nouveau -7,5  % pour un verre de -5  ∂ à 15 mm de l’œil.
L’amélioration de la qualité des verres, des indices, des rayons de courbure, ont contribué à diminuer cet effet prismatique.

Rôle de l’accommodation

Lors de l’accommodation, l’augmentation de la puissance cristallinienne attire les plans principaux vers la rétine, ce qui diminue la distance focale postérieure donc la taille de l’image rétinienne. Les patients décrivent ce phénomène au synoptophore lors des exercices de convergence.
L’éloignement du punctum proximum d’accommodation (2×A×  ∂/rés acc) chez le myope porteur de lentille de contact par rapport à un verre de lunette, entraîne un surcroît d’accommodation à distance égale, ce qui diminuera d’autant la taille de l’image rétinienne.

Origines de l’aniséïconie
• Des aniséïconies physiologiques telles que:
¬ L’aniséïconie parallactique des objets vus sur le côté dont la taille est perçue différemment par chaque œil,
¬ Les anisométropies selon leur mode de correction.
• Et des aniséïconies
iatrogènes:
¬ Aphaquies unilatérale ou bilatérale,
¬ Secondaires à une chirurgie réfractive.

L’importance de l’état antérieur est capitale à connaître avant tout geste modifiant la réfraction et le bilan sensori-moteur binoculaire préopératoire indispensable.

Les signes fonctionnels

En sensori-motricité oculaire, l’importance des troubles fonctionnels n’est pas proportionnelle à la cause qui les génère.
En général l’aniséïconie devient gênante à partir de cinq pour cent, mais d’importantes variations individuelles sont possibles surtout chez les sujets habitués à plusieurs modes de correction optique.
Les signes fonctionnels sont regroupés dans l’asthénopie aniséiconique associant céphalées, diplopie, difficulté à fusionner les images
; il convient de distinguer cette asthénopie des autres asthénopies auxquelles elle peut toutefois s’intégrer, comme l’asthénopie fusionnelle d’une hétérophorie, accommodative de l’hypermétropie, réfractive d’un astigmatisme mal corrigé ou d’une anisométropie.

Les méthodes de mesure de l’aniséïconie

Elles nécessitent toutes une bonne vision stéréoscopique; la mesure de l’aniséïconie s’adresse à des sujets normosensoriels; dans le cas contraire l’interprétation des tests est plus délicate.

• Certaines méthodes sont complexes et réservées au laboratoire, donc peu utilisées:
¬ Confrontation ou coïncidence au logoscope de Gramont,
¬ Déplacement apparent en chambre de Ames, aniséïconomètre d’Essilor, verres iseïconisants.
• D’autres réservés à la pratique courante
:
¬
Par confrontation. Un prisme vertical de 4 à 6 dioptries associé à un verre rouge, placé devant l’œil dominant dissocie la fusion et entraîne un dédoublement d’image; on demande au sujet qui regarde la mire éclairée des optotypes par exemple de dire s’il en voit une plus grosse que l’autre: cette méthode est empirique et approximative mais donne déjà une bonne idée d’une aniséïconie; elle permet de surcroît une appréciation de la phorie et de la torsion.
¬
Par coïncidence. Il est réalisé à l’aide des flèches rouge et verte de l’écran tangentiel, utilisées pour l’examen de la torsion et des phories. En éloignant ou rapprochant les torches de l’écran on modifie la taille des flèches projetées jusqu’à une égalité apparente pour le patient qui porte ses lunettes rouge/vert; l’observateur mesure directement le décalage longitudinal sur l’écran; cette méthode est rapide et plus précise (C. Rémy).
¬
Par déplacement apparent. Elle utilise le principe de la chambre de Ames adaptée en mires graduées pour le synoptophore (JB Weiss).
Traitement

Plusieurs situations sont à envisager:

• L’anisométropie constitutionnelle se définit comme une différence de formule réfractive supérieure à une dioptrie et demie entre chaque œil (ou mieux supérieure à deux écarts types d’une population normale).
La tolérance de l’anisométropie dépend de son mode de correction
; l’anisométropie constitutionnelle est précoce mais peut s’exagérer avec le temps; si le sujet a échappé à l’amblyopie ou a été rééduqué, il est conditionné à son mode de correction, le plus souvent par lunette, quelquefois par lentille, ou mieux les deux; le changement brutal d’un mode de correction peut générer les signes fonctionnels de l’aniséïconie; dans le cas d’une correction mixte alternée, verre ou lentille, il est parfois surprenant de constater la parfaite adaptation des sujets à leur mode de correction, sans signe fonctionnel avec des scores stéréoscopiques excellents; il existe une pluralité d’adaptation à la manière des correspondances rétiniennes dans le strabisme intermittent.
• Le patient va subir une modification réfractive lors d’une chirurgie cornéenne ou cristallinienne.
Avant d’opérer tout sujet, quelques règles sont à observer
:
¬ L’information du patient est essentielle et d’ailleurs obligatoire médico-légalement.
¬ L’emmétropie n’est pas synonyme d’iséïconie.
¬ La connaissance de l’état antérieur est fondamentale
: le bilan binoculaire avec correction optimale, aérienne ou de contact, stéréoscopie, mesure de l’aniséïconie induite par une autre mode de correction.
¬ Ne pas inverser la dominance oculaire.
¬ Le test d’adaptation par lentille de contact simule l’état postopératoire.
¬ Le respect du différentiel aniséiconique des anisométropies constitutionnelles, en particulier myopiques, demande un minimum de réflexion et quelques connaissances d’optique.
• L’aniséïconie survient après une première intervention
:
¬ Cataracte
: la puissance de l’implant du deuxième œil sera calculée en fonction du respect du différentiel aniséiconique; en cas d’erreur majeure, l’explantation reste la meilleure solution malgré ses risques.
¬ Chirurgie réfractive
: une première intervention s’est mal passée et le sujet hésite à se faire opérer le deuxième œil en cas d’intervention différée; le test d’adaptation par lentille de contact est une solution de repli.
• Les deux yeux ont été opérés
: les possibilités sont plus réduites.
¬ Cataracte
: les verres iseïconisants sont de prescription difficile et mal supportés car trop épais; restent les lentilles de contact ou un changement d’implant.
¬ Réfractive
: en cas d’intervention bilatérale d’emblée, la situation est plus délicate à gérer et dépendra de chaque cas d’espèce.
Conclusion

L’aniséïconie n’est pas une question nouvelle, mais trouve un regain d’intérêt avec les problèmes posés par la chirurgie réfractive et l’implantologie cristallinienne.
Quelques connaissances d’optique sont indispensables pour aborder ces problèmes, traiter au mieux les patients et éviter des procédures de plus en plus fréquentes en responsabilité civile.

Date de création du contenu de la page : Juin 2010 / date de dernière révision : Décembre 2010